En
ratifiant le traité de Lisbonne, le parlement a donné lieu à un spectacle
surréaliste en voyant les députés et sénateurs, réunis en congrès à Versailles,
contredire la voix du peuple qui s’était exprimée auparavant, par référendum le
29 mai 2005.
Il est
décidément bien loin le temps où des hommes politiques d’envergure comme Pierre
Mendès France critiquaient déjà, dès 1957, le traité de Rome au motif que
celui-ci faisait la part trop belle à l’économique au détriment du social.
De son
vivant, sans aucun doute, PMF n’aurait jamais accepté une telle trahison du
peuple par les deux grands partis de gouvernement, UMP et PS, qui ont ratifié
un traité qui n’est que la copie conforme du traité constitutionnel européen
(TCE), rejeté par les Français il y a deux ans à peine.
Et il
n’est pas sans intérêt aujourd’hui de se remettre en mémoire son discours
prononcé le 18 janvier 1957, à l'assemblée nationale ; un discours très
instructif et clairvoyant qui reste d’une terrible actualité sur l’Europe…
" Mesdames,
messieurs, cet important débat porte sur deux séries de questions. Il y a
d'abord un problème d'orientation générale — on pourrait dire un problème de
politique générale — et puis se posent des problèmes d'exécution, qui sont
plutôt de nature technique.
Sur le
problème général, sur le problème proprement politique, je ne m'attarderai pas.
J'ai toujours été partisan d'une construction organique de l'Europe. Je crois,
comme beaucoup d'hommes dans cette Assemblée, que nos vieux pays européens sont
devenus trop petits, trop étroits pour que puissent s'y développer les grandes
activités du XXe siècle, pour que le progrès économique puisse y avancer à la
vitesse qui nous est devenue nécessaire.
Un
marché vaste est un élément de large circulation des progrès techniques et des
échanges, et également un élément essentiel pour l'organisation et la
consolidation de la paix entre les États européens, ce qui est tout aussi
important.
Mais
ce marché, nous devons l'aménager de telle sorte que nous puissions y obtenir
les meilleurs résultats possibles, sans tomber dans un étroit égoïsme national,
spécialement pour notre pays.
Un
ancien président du Conseil a dit que nous devions « faire l'Europe sans
défaire la France ». Ce résultat est-il obtenu dans les projets, tels, du
moins, qu'ils sont connus de nous ? C'est ce que je voudrais rechercher.
Ces
projets comportent essentiellement la suppression, pour les échanges entre les
six pays participants, de tout droit de douane et de tout contingentement. Ce
résultat sera obtenu progressivement au cours d'une période transitoire de
douze à seize ans.
Au
cours de chaque étape intermédiaire, les droits de douane seront réduits d'un
tiers environ de leur montant initial, les contingents seront portés au double
environ de ce qu'ils étaient au début de l'étape.
Les
six pays appliqueront, vis-à-vis des pays extérieurs à la communauté, un tarif
douanier commun. Le passage du tarif initial de chaque pays à ce tarif commun
se fera progressivement au cours de la période transitoire.
Le Marché
commun aura donc des effets très sensibles dès le début, dès la première étape.
Ces effets porteront sur les trois aspects du Marché commun, lequel comporte,
même assorti de restrictions temporaires, la libre circulation des personnes,
la libre circulation des marchandises et la libre circulation des capitaux.
C'est de ce triple point de vue que je vais me placer maintenant, en commençant
par la libre circulation des personnes.
Bien
qu'il soit expressément mentionné et annoncé, il semble que ce problème n'a été
envisagé que très superficiellement dans les textes, au point de la discussion
où ils sont parvenus, et M. le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, dans
le brillant discours que nous avons tous applaudi avant-hier, a été sur ce
point — qu'il me permette de le lui dire — très imprécis. Aussi des questions
doivent être posées à ce sujet, des garanties doivent être obtenues.
En
effet, si le mouvement des capitaux et des biens peut à première vue ne pas
paraître toucher aux concepts de Nation et de Patrie, il n'en est pas de même
pour les migrations de populations. Il n'est pas indifférent pour l'avenir de
la France ni que, pendant une période, les Italiens affluent en France, ni que,
simultanément ou pendant une autre période, les Français du Languedoc, de
l'Auvergne ou de la Bretagne soient conduits à chercher de meilleures
conditions de travail dans une Allemagne qui, en cours de développement rapide,
offrirait des emplois à des travailleurs menacés par le chômage.
Or,
ces perspectives ne constituent pas une vue de l'esprit. Si les Italiens se
montrent si attachés à la notion du marché commun, s'ils sont impatients
d'aboutir à une conclusion concrète, c'est bien — et ils ne s'en cachent pas —
pour permettre l'émigration de leurs chômeurs.
Dans une
certaine conjoncture, lorsque nous manquons de main-d'œuvre, c'est tant mieux
pour nous si nous pouvons en trouver dans un pays voisin. Mais dans d'autres
cas, lorsque nous sommes menacés par le chômage ou lorsqu'il s'en produit dans
notre pays, l'afflux de chômeurs venus du dehors et susceptibles, souvent,
d'accepter des salaires sensiblement inférieurs à ceux qui sont pratiqués dans
notre pays est évidemment de nature à provoquer des contrecoups et des
difficultés que nous avons intérêt à éviter.
Quant
à l'Allemagne, n'oublions pas sa puissance d'expansion, ses ressources, son
dynamisme. Dans le cas d'une crise économique, dont, par sa structure
industrielle, l'Allemagne souffrira plus tôt et plus fortement que nous, il se
produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l'industrie allemande
contre la nôtre et un mouvement des chômeurs allemands, plus mobiles par
tradition que les nôtres, vers la France pour y chercher du travail.
Jusqu'à
présent, nous faisions face aux grandes crises économiques internationales
mieux que d'autres pays, mieux que les pays plus industrialisés, comme
l'Allemagne ou la Belgique, en raison de la structure mieux équilibrée de notre
propre économie.
À la
première récession économique, un pays comme l'Allemagne de l'Ouest, qui vient
d'absorber en quelques années plusieurs millions d'immigrés encore mal digérés,
disposera d'un volume de chômeurs considérable et exportable.
De ce
fait, nous perdrons cet élément de stabilité relative dont nous jouissions
jusque-là et qui nous avait permis, soit entre 1929 et 1932, soit en 1948-1949,
de souffrir moins que les autres pays occidentaux.
Mais
en période de conjoncture favorable, nous aurons aussi à subir dans le Marché
commun une concurrence redoutable, concurrence qui pourra être salutaire à long
terme si les aménagements nécessaires sont prévus — c'est le but même du traité
— et qui pourra néanmoins être très douloureuse et néfaste même à long terme si
les précautions appropriées ne sont pas prises et garanties.
Certaines
de nos industries, tout au moins, ne pourront pas s'adapter ou s'adapteront
mal. Il en résultera du chômage dans divers secteurs de nos régions
sous-développées, notamment celles du sud de la Loire qui ont beaucoup à
craindre de la rivalité commerciale et industrielle qui va se déclencher à
l'intérieur du marché unifié et dont les populations peuvent être poussées à
émigrer, à moins de consentir sur place à un niveau de vie très bas pour ne pas
s'expatrier.
Je
voudrais faire observer que le problème de la contagion des effets économiques
n'est pas théorique et qu'il a donné lieu dans le passé à des expériences qui
doivent nous faire réfléchir.
Après
l'unité italienne, l'Italie du Sud a souffert beaucoup du contact et de la
concurrence de la région du Centre et du Nord. Contrairement à ce que nous
croyons trop souvent, l'Italie du Sud avait atteint, avant l'unité italienne,
un degré d'industrialisation et de développement comparable et probablement
même supérieur à celui du reste du pays. L'unité lui a porté un coup qui s'est
traduit par une large émigration à l'intérieur de l'Italie unifiée et aussi
vers l'extérieur, un coup que même les gens du Nord reconnaissent et auquel ils
essayent maintenant de remédier. Pour obtenir le développement de la Sicile et
de l'Italie du Sud, le gouvernement de Rome recrée précisément, depuis quelques
années, un régime distinct qui supprime ou qui atténue le caractère absolu de
l'intégration réalisée voici un siècle.
La
situation est comparable dans d'autres pays.
Les
États méridionaux des États-Unis se sont toujours plaints et se plaignent
aujourd'hui encore d'avoir été défavorisés économiquement du fait de leur
rattachement aux États du Nord.
En
Allemagne même, qui a fait l'expérience d'un Zollverein, véritable précédent du
Marché commun, bien que la Prusse, initiatrice et agent moteur de
l'intégration, ait consenti de larges investissements en faveur des régions
allemandes moins favorisées, les Wurtembergeois, les Bavarois ont dû émigrer en
grand nombre vers les Amériques.
Au
surplus, si, à l'échelle d'un siècle et en ne considérant que l'ensemble de
l'économie allemande, le Sud et le Nord confondus, si le Zollverein a été un
élément d'expansion, n'oublions pas qu'il a pu porter ses fruits parce qu'un
État dominateur, principal bénéficiaire de la réforme, a fait la loi aux autres
États dominés. En ce sens, c'est un précédent qui ne comporte pas que des
aspects plaisants.
Le
traité doit donc nous donner des garanties contre les risques qui se sont ainsi
matérialisés en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, ailleurs encore. Parmi
ces garanties figurent le droit, que nous devons conserver, de limiter
l'immigration en France, surtout lorsque la conjoncture économique le rendra
nécessaire, et des sauvegardes contre le risque d'un chômage et d'un
abaissement du niveau de vie importés du dehors. Je reviendrai tout à l'heure
sur certaines modalités de ces indispensables garanties, mais pour cela il me
faut, après avoir examiné les problèmes touchant à la circulation des
personnes, en venir à ceux qui concernent la circulation des marchandises. Ici
nous sommes au centre même du débat.
En cas
de marché commun sans barrières douanières ou contingents, ou bien avec des
barrières et des contingents rapidement réduits puis éliminés, les marchandises
dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par priorité et dans tous
les pays participants. Ces prix de revient sont fonction des charges qui pèsent
sur la production. Or, la France connaît de lourds handicaps dans la
compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n'ont pas,
tout au moins au même degré : charges militaires, charges sociales, charges
d'outre-mer.
Les
autres pays qui n'ont pas de charges équivalentes disposent ainsi de ressources
pour leurs investissements, pour accélérer leurs progrès, pour abaisser leurs
prix de revient et c'est bien ce que nous avons pu constater depuis dix ans.
Nous
pouvons, bien entendu, espérer qu'après le règlement algérien nous pourrons
réduire la disproportion des charges militaires, mais à cet égard je tiens à
rappeler que les engagements pris dans le cadre de l'O.T.A.N. sont
proportionnellement plus lourds pour nous que pour tous les autres pays
de la Petite Europe.
[…]
D'autre
part, M. le président du Conseil nous a indiqué dans un discours récent
qu'après la fin des hostilités en Algérie nous devrons consacrer aux dépenses
économiques en Afrique du Nord autant, a-t-il dit, que nous avons donné
jusqu'ici pour les dépenses militaires, de telle sorte que le règlement
algérien lui-même risque de ne pas entraîner au total le soulagement très
substantiel sur lequel nous pouvons compter.
En
second lieu, après les charges militaires, les charges des territoires
d'outre-mer sont, vous le savez, considérables au point que le gouvernement a
demandé — et il a eu raison — d'en transférer une fraction à nos partenaires.
Même
si nos partenaires acceptaient les propositions françaises dans ce domaine — et
jusqu'à maintenant je ne crois pas que cet accord ait été obtenu — la majeure
partie des charges d'outre-mer continuerait tout naturellement à nous incomber
et ainsi, de ce chef encore, il n'est pas douteux que notre économie subirait
un handicap de charges supérieures à celles qui incombent à nos cocontractants.
J'en
viens, maintenant, aux charges sociales qui ont été évoquées à plusieurs
reprises par un certain nombre de nos collègues.
La
seule harmonisation prévue en principe concerne l'égalité des salaires
masculins et féminins dans un délai de quatre, cinq ou six ans. C'est
certainement une nouvelle satisfaisante et qui entraînera, si la promesse est
tenue, des résultats favorables pour certaines industries françaises, par
exemple pour l'industrie du textile. Mais aucune autre généralisation
d'avantages sociaux n'est vraiment organisée ni même garantie et cela apparaît
si l'on énumère un certain nombre de ces avantages sociaux qui pèsent, dans une
mesure qui est loin d'être négligeable, sur la productivité et sur les prix de
revient.
S'agit-il
du tarif spécial des heures supplémentaires dont a parlé hier M. le secrétaire
d'Etat aux affaires étrangères ? Le problème est en effet mentionné et il est
dit dans les textes qui, paraît-il, ont été arrêtés sur ce point, que le
système français sera pris comme base de référence. Je ne sais pas exactement
ce que signifie cette formule. Je ne crois pas qu'elle implique qu'il en
résultera une obligation pour nos cocontractants de réaliser une égalisation
entre eux et nous et, lorsque le problème sera examiné à la fin de la première
période, c'est bien la majorité qualifiée qui en décidera, ce qui, je le
montrerai tout à l'heure, ne nous donne malheureusement aucune garantie sur un
terrain où la plupart de nos cocontractants ont des intérêts très évidemment
opposés aux nôtres.
S'agit-il
des allocations familiales ? Je crois que le problème n'a même pas été envisagé
ou, s'il a été discuté, il n'a abouti à aucun accord. Or, ce problème est
important, puisque les allocations familiales correspondent à 12 p. 100 de la
masse salariale.
S'agit-il
du problème des salaires des jeunes ? Ce point est important puisque, en raison
de la pyramide des âges, nous aurons, dans les prochaines années, en France
comme dans les autres pays occidentaux, un nombre croissant de jeunes au
travail.
Les salaires des jeunes, des mineurs, sont, en France, très supérieurs à ceux qui sont pratiqués en Allemagne, en Italie, en Belgique. D'une part, en vertu de la règlementation officielle, d'autre part, en vertu des conventions collectives, la situation est beaucoup plus satisfaisante pour les jeunes travailleurs en France qu'elle ne l'est dans les autres pays.
On
pourrait poursuivre très longtemps l’énumération des avantages sociaux très
supérieurs en France à ce qu'ils sont dans les pays avec lesquels nous allons
nous associer.
La
thèse française, à laquelle nous devons nous tenir très fermement et que le
gouvernement a soutenue, sans avoir, je le crains malheureusement, obtenu
l'adhésion de nos interlocuteurs, c'est l'égalisation des charges et la
généralisation rapide des avantages sociaux à l'intérieur de tous les pays du
marché commun. C'est la seule thèse correcte et logique sauf, toutefois, celle
que personne n'a soutenue, selon laquelle nous serions conduits à supprimer les
allocations familiales ou à réduire les salaires horaires pour obtenir le même
résultat.
Je
sais bien que l'on invoque quelquefois le fait que certaines dispositions
sociales, à vrai dire peu nombreuses et peu importantes, de la réglementation
française, se trouvent être moins avantageuses que celles prévues dans tel ou
tel pays voisin.
Par
exemple, les indemnités de chômage sont plus élevées dans un certain nombre de
pays voisins qu'elles ne le sont en France.
À vrai
dire, les indemnités de chômage représentent peu de chose par rapport à la
masse salariale, mais je voudrais que nous poussions sur ce point notre
position jusqu'à l'extrême logique. L'unification, la péréquation des charges
doit se faire, elle doit être générale et elle doit toujours se faire par le
haut.
Il
serait parfaitement normal que nous relevions nos allocations de chômage si
elles sont inférieures à celles de nos voisins à condition que ceux-ci,
réciproquement, relèvent par exemple les allocations familiales ou les créent
pour les pays qui n'en ont pas.
L'harmonisation
doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement
parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le
redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au
détriment des pays socialement les plus avancés.
On dit
quelquefois, et cette opinion a été exprimée à la tribune au cours des derniers
jours, qu'il ne faut pas considérer seulement le déséquilibre des législations
sociales, mais l'ensemble de toutes les charges salariales, c'est-à-dire les
salaires proprement dits augmentés des charges sociales, dites aussi salaires
indirects.
Ce
point de vue est peut-être contestable car la concurrence n'est pas un
phénomène global : toute l'économie d'un pays contre toute l'économie d'un
autre pays. La concurrence s'opère, en réalité, industrie par industrie et ce
sont bien les prix de revient par marchandises, c'est-à-dire par catégories
industrielles, qui comptent.
Mais,
peu importe, car, au cours des récentes négociations, nos experts ont prouvé
que les salaires proprement dits en Hollande, en Italie et même en Allemagne
étaient très généralement inférieurs aux nôtres.
Par
conséquent, c'est bien l'ensemble salaires plus charges sociales qui est
supérieur en France à ce qu'il est chez nos voisins et concurrents étrangers.
Or,
l'harmonisation des charges salariales, directes et indirectes, c'est la
vieille revendication de tous les Français qui ne veulent pas que notre pays
soit victime des pas en avant qu'il a faits ou qu'il fait dans le sens du
progrès. À cet égard, qu'il me suffise d'évoquer la proposition qui a été
présentée par le gouvernement français au Conseil de l'Europe le 20 septembre
1954 en vue d'égaliser les charges sociales par le haut pour empêcher qu'une
libération des échanges réalisée sans précaution conduise à l'égalisation par
le bas.
À la
suite de cette initiative gouvernementale, M. Guy Mollet, qui était alors
président en exercice de l'assemblée de Strasbourg, chargea la commission des
affaires sociales de ladite assemblée, d'une part, et pria le comité des
ministres, d'autre part, d'élaborer une charte sociale commune.
Quelques
mois plus tard, en janvier 1955, une conférence était convoquée aux mêmes fins
par le bureau international du travail, dont le directeur demanda que soit
discutée la proposition française et que soient étudiées les différences de
coût de la main-d'œuvre dans les pays européens.
L'affaire
depuis, fut poursuivie, lentement, hélas ! Divers rapports d'experts ont été
élaborés. Parmi eux, des points de vue très hostiles au nôtre se sont
manifestés et notre représentant M. Byé, mis en minorité, a dû rédiger un
rapport distinct de celui de ses collègues étrangers.
Le
rapport établi par la majorité a été combattu par M. Hauck, au nom des
organisations syndicales, et par M. Waline, au nom des organisations
patronales. L'assemblée de Strasbourg a néanmoins voté une motion indiquant que
si, à ses yeux, l'harmonisation des charges sociales n'est pas un préalable,
elle constitue une condition essentielle de l'intégration.
Depuis,
rien n'a été fait et aucune suite n'a été donnée à une demande présentée par un
autre de nos représentants, M. Jacques Doublet, qui avait élaboré au nom du
gouvernement français la liste des conventions du Bureau international du
travail à ratifier avant l'établissement du Marché commun pour que ce dernier
n'entraîne pas les plus graves inconvénients économiques et sociaux pour nous.
En
fait, mes chers collègues, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires
veulent conserver l'avantage commercial qu'ils ont sur nous du fait de leur
retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte
que coûte, à ne pas construire l'Europe dans la régression au détriment de la
classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales
qui vivent du pouvoir d'achat ouvrier. Il faut faire l'Europe dans l'expansion
et dans le progrès social et non pas contre l'une et l'autre.
Un des
aspects essentiels de la politique de défense des travailleurs — et d'ailleurs
de la vitalité générale du pays — c'est la politique du plein emploi. Dans un
pays comme le nôtre, qui a tant souffert, et où tant de retard a été pris sur
les progrès qui auraient été possibles, pas un élément de la richesse nationale
ne doit être gaspillé ou inutilisé. Pas un travailleur ne doit être condamné au
sous-emploi ou au chômage. C'est encore sous cet angle que nous devons
considérer les projets qui nous sont soumis. Ils ne doivent pas mettre en
danger les possibilités d'expansion et de plein emploi de la main-d'œuvre.
Or,
c'est un fait que cette opinion n'est pas dominante en Allemagne. Par contre,
elle est communément admise en Angleterre, même chez les conservateurs. Et
c'est là une raison de plus pour nous — je le dis en passant — de déplorer
l'absence de l'Angleterre de l'association projetée.
À cet
égard, le gouvernement devra reprendre la discussion et exiger des dispositions
très strictes pour protéger l'économie française. À défaut des précautions
nécessaires, le traité comporterait des risques économiques et sociaux que nous
devons éviter coûte que coûte à ce pays dont l'économie a déjà tant souffert.
À ce
sujet, je voudrais, ouvrant une parenthèse, formuler une remarque qui
mériterait d'ailleurs un plus long développement. Ce que je viens de dire de
l'harmonisation des charges sociales s'applique dans une large mesure aussi à
l'harmonisation des charges fiscales et aussi à celles des tarifs de transport
et d'un certain nombre d'autres éléments des prix de revient, comme par exemple
le prix de l'énergie.
Je ne
citerai qu'un cas, mais qui a son importance. Le taux des taxes sur les
chiffres d'affaires est environ deux fois plus élevé en France que dans les autres
pays européens. Par contre, les impôts sur les revenus sont beaucoup plus
lourds en Allemagne ou en Hollande qu'en France. Seulement, les taxes sur les
chiffres d'affaires pèsent sur les prix beaucoup plus que les impôts sur les
revenus. Il se pose donc un problème d'équilibre dont la solution ne nous est
pas franchement proposée.
Je dis
« pas franchement proposée » car, en fait, nos partenaires ont bien arrêté
cette solution dans leur esprit. Lorsqu'ils contestent la véritable existence
d'un problème de l'équilibre des charges fiscales, sociales, militaires ou
autres, c'est qu'ils ont une réponse prête, et, au cours des conversations avec
nos négociateurs, ils ne l'ont jamais caché.
Lisons
le rapport établi par M. Spaak l'été dernier. Le rapport Spaak estime qu'il est
impossible et inutile d'harmoniser les régimes sociaux, fiscaux, financiers et
économiques des six pays, l'égalisation des conditions de concurrence entre
producteurs de pays différents devant être obtenue par une fixation convenable
des taux de change, ce qui signifierait évidemment, au départ, une dévaluation
du franc français.
En
septembre dernier, le gouvernement français fit connaître l'impossibilité où il
se trouvait de dévaluer sa monnaie et il réclama une harmonisation des régimes sociaux.
On convint alors à Bruxelles que si la France ne pouvait pas modifier
officiellement ses parités de change, elle pourrait être autorisée à maintenir,
à titre provisoire, les correctifs monétaires qu'elle avait utilisés jusqu'à
présent, à savoir, à l'importation la taxe spéciale temporaire dite de
compensation et, à l'exportation, le remboursement des charges fiscales et
sociales, en langage courant l'aide à l'exportation.
Il
parait actuellement acquis, d'après les indications qui ont été données à cette
tribune, que, pour une période transitoire, la France pourra donc maintenir ces
correctifs à condition, toutefois, de s'interdire d'en augmenter les taux. Au
bout de cette période transitoire, la conservation des correctifs sera
subordonnée au consentement de l'autorité supranationale.
Cette
concession qui nous a été faite sur le maintien des correctifs monétaires étant
accordée, les cinq pays européens déclarèrent qu'il n'y avait plus lieu de
parler d'harmonisation. Ils acceptèrent cependant — je cite l'un d'eux — « dans
un esprit de conciliation poussé à l'extrême, de promettre à la France de
mettre en application, avant la fin de la première étape, la convention de
Genève sur l'égalité des salaires féminins et masculins », convention qu'ils
avaient tous signée depuis de nombreuses années, mais qu'ils n'avaient jamais
appliquée.
Ce
dernier point mis à part, il n'y a plus, dans le projet de traité de marché
commun, aucune obligation d'harmonisation des conditions de concurrence, de
quelque nature qu'elle soit.
Eh
bien! mes chers collègues, c'est l'une des lacunes les plus graves des projets
qui sont aujourd'hui en discussion et c'est l'un des points sur lesquels
l'Assemblée devrait demander au gouvernement d'insister auprès de nos
partenaires pour leur faire comprendre qu'il serait impossible à la France de
donner son adhésion aux projets qui lui sont soumis si, à cet égard, aucune
garantie ne nous était donnée.
Jusqu'à
présent, je le répète, il n'existe aucune garantie; il n'y a qu'une mesure de
transition, qui réside dans l'autorisation de maintenir provisoirement, pendant
quatre, cinq ou six ans, les taxes à l'importation et les primes à
l'exportation. Pendant cette période, nous pouvons maintenir taxes et primes,
mais nous ne pouvons pas les augmenter.
Alors
se pose une question : qu'arriverait-il si, dans cette période transitoire, la
disparité des prix français et étrangers venait à s'accroître ?
Supposons
qu'une crise économique éclate et qu'il en résulte une baisse massive des prix
en Allemagne ou en Belgique. Supposons que l'Italie dévalue. Supposons qu'une
hausse nouvelle des prix survienne en France — nous ne pouvons, hélas ! Exclure
une telle éventualité — du fait d'une nouvelle poussée d'inflation ou du vote
de nouvelles lois sociales.
Dans
chacune de ces hypothèses, soit du fait de tel ou tel pays étranger, soit de
notre propre fait, la disparité des prix entre la France et l'étranger serait
accrue et nous ne pourrions rien faire pour nous protéger et pour nous
défendre: nous devrions maintenir et subir purement et simplement le statu quo.
Mais,
après le délai transitoire, ce serait pire encore, car le maintien du statu quo
ne nous est même plus assuré.
Après
la période transitoire, nous serons livrés à la volonté de l'autorité
supranationale qui décidera, à la majorité, si les correctifs pourront ou ne
pourront pas être maintenus. En fait, la tendance évidente sera de les abolir.
Le
rapport Spaak, que je citais, montre clairement ce qu'on nous dira ce jour-là.
Si nos charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des
payements en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou
plusieurs fois, autant qu'il le faudra, pour rétablir l'équilibre, en réduisant
chez nous le niveau de vie et les salaires réels.
Alors,
la dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale; elle nous sera
imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées trop
généreuses.
D'ailleurs,
on peut se poser une question: ces initiatives sociales seront-elles encore
possibles ? Je voudrais poser la question à M. le ministre des Affaires
sociales s'il était au banc du gouvernement.
La
tendance à l'uniformisation n'implique-t-elle pas que les pays les plus avancés
vont se voir interdire, au moins momentanément, de nouveaux progrès sociaux ?
C'est
bien ce que donne à croire l'article 48 du projet en discussion, et dont voici
le texte :
«
Après l'entrée en vigueur du traité, les États membres, afin de prévenir
l'apparition de nouvelles distorsions de la concurrence, se consulteront
mutuellement avant de procéder à l'introduction ou à la modification de
dispositions législatives ou administratives susceptibles d'avoir une incidence
sérieuse sur le fonctionnement du Marché commun. »
Tout
relèvement de salaire ou octroi de nouveaux avantages sociaux n'est-il pas dès
lors, et pour longtemps, exclu pour les ouvriers français ?
Mes
chers collègues, il m'est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans
notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l'avoue, à en
faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d'être
le nôtre.
Sur ce
point, je mets le gouvernement en garde: nous ne pouvons pas nous laisser
dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d'aussi
près notre conception même du progrès et de la justice sociale; les suites
peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue
politique.
Prenons-y
bien garde aussi: le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus
l'arrêter.
La
France avait demandé qu'à la fin de la première étape de quatre ans la
continuation de la progression vers le Marché commun ne puisse être décidée
qu'à l'unanimité des pays participants, c'est-à-dire avec notre assentiment.
Une disposition de ce genre a été catégoriquement refusée et il ne reste dans
le projet de traité, comme on l'a rappelé à maintes reprises, qu'une clause qui
permet, après quatre ans, de faire durer la première étape un an ou deux ans de
plus. Ensuite, les décisions sont prises à la majorité.
Même
si l'expérience des six premières années s'est révélée néfaste pour nous, nous
ne pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions
de l'autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop
mauvaise, nous serons condamnés à venir quémander des dérogations ou des
exemptions, qu'elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties
et sans conditions.
Jusqu'à
présent, j'ai envisagé les relations commerciales entre pays associés et la
disparition progressive des droits de douane et des protections entre eux. Mais
il faut aussi examiner leurs relations avec les pays tiers, étrangers à la
communauté.
Les
six pays participants vont constituer progressivement une entité douanière
unique avec, autour d'eux, à l'égard des marchandises venant du dehors, une
protection douanière unique dite « tarif commun ». Ce tarif sera fixé, pour
chaque produit, à la moyenne arithmétique entre les droits actuellement en
vigueur dans chacun des six pays. Le tarif commun sera donc très inférieur au
tarif actuellement le plus élevé, c'est-à-dire le nôtre. Nous devrons donc nous
adapter rapidement non seulement, comme chacun l'a bien compris, dès le début,
aux importations bientôt libres venant des cinq pays participants avec nous,
mais encore, comme on ne l'a pas assez aperçu, aux importations bientôt
dégrevées ou en partie dégrevées venant de tous les autres pays, de
l'extérieur.
Il
aurait été essentiel, puisque désormais la protection sera celle du nouveau
tarif, que le gouvernement nous fournît, au cours même de ce débat, un tableau
des tarifs comparés des six pays participants et de la moyenne pondérée qui en
résulte afin que nous nous rendions compte de la protection douanière qui
subsistera une fois la réforme mise en vigueur.
Il me
paraît impossible que l'Assemblée se prononce définitivement sur un objet aussi
vaste et qui implique pour notre main-d'œuvre un risque terrible de chômage,
sans qu'elle connaisse exactement, par l'étude du nouveau tarif, cependant
facile à calculer lorsqu'on dispose des éléments d'information que le
gouvernement possède, les conséquences précises qui peuvent en résulter pour
l'ensemble de nos productions.
Toutefois,
certaines clauses me paraissent plus préoccupantes encore. C'est, d'abord,
celle qui consiste à dire que le tarif externe, déjà très bas, qui protège
l'industrie des six pays associés contre la concurrence des autres pays du
dehors, pourra être, pour certains produits, totalement suspendu par simple
décision de la majorité.
Compte
tenu des tendances vers la fixation de tarifs très bas qui règnent aujourd'hui
en Allemagne et en Belgique, nous risquons donc de voir sacrifiées, totalement
privées de protection, certaines productions essentielles pour nous et pour
notre main-d'œuvre.
C'est
une clause parmi les plus préoccupantes, les plus graves. C'est une clause à
écarter en tout cas.
N'oublions
jamais que, parmi nos associés, l'Allemagne, le Benelux et, pour certains
produits, l'Italie, voudraient un tarif commun le plus bas possible. Demain,
l'autorité supranationale étant chargée de fixer ce tarif, il sera donc
inévitablement modéré, parfois même il sera nul ou bien, comme je viens de
l'indiquer, il pourra être suspendu. Notre industrie se trouvera alors
découverte contre toutes les concurrences du dehors, celle des États-Unis comme
celle du Japon.
Je le
répète, il faut que nous sachions que le démantèlement, la libération vers
lesquels nous nous acheminons ne vont pas seulement s'appliquer aux échanges
entre les six pays participants, ils s'appliqueront aussi à l'égard des
importations venues du dehors. C'est bien ce qui explique la déclaration
officielle qu'a faite le State Department et que vous avez lue dans la presse
hier matin, déclaration dans laquelle le gouvernement américain se félicite
particulièrement du projet actuellement en discussion et, dit-il, de la
libéralisation des contrôles sur les importations provenant de la zone
dollar.
Je le
répète, c'est là un aspect du problème sur lequel l'opinion parlementaire et
l'opinion publique ne sont peut-être pas suffisamment averties.
Il ne
s'agit pas, mes chers collègues, d'un danger lointain. Il s'agit d'une
situation qui va être rapidement sensible.
L'élargissement
rapide des contingents que nous envisageons ne concerne, en principe, que les
marchandises venant des six pays participants. Mais certains de nos associés,
comme l'Allemagne ou la Belgique, pratiquent dès maintenant une libération à
peu près totale à l'égard des pays de la zone dollar et d'un certain nombre
d'autres pays. L’ouverture du marché, ou même la suppression des contingents,
qui va être décidée et qui va entrer en vigueur progressivement mais
rapidement, va donc s'étendre aussitôt à des marchandises venues de l'extérieur
du Marché commun mais ayant transité à travers l'un des pays associés,
marchandises importées par exemple en Allemagne ou en Belgique mais, de là,
passant en France au bénéfice du tarif douanier réduit intérieur à la
communauté et des contingents largement desserrés.
Voulez-vous
un exemple ? L’importation des montres suisses en France est contingentée, mais
ces marchandises peuvent entrer librement en Belgique. De ce fait, elles
pourront passer en Belgique et, de là, entrer en France en ne payant que le
droit de douane réduit.
C'est
ainsi que la libération à l'égard de la Belgique va profiter à des marchandises
suisses qui auront pu entrer en Belgique.
Je
viens de parler de montres d'origine extérieure à la communauté et j'imagine
que le gouvernement pourra obtenir, à l'égard de ce détournement de trafic, je
dirais presque de cette fraude, bien qu'en réalité le mot s'applique mal, des
dispositions de protection. Mais dans d'autres domaines, plus complexes, les
dispositions devront être étudiées avec minutie.
C'est
le cas, par exemple, de pièces détachées importées de l'extérieur dans la
communauté et qui permettront, à l'intérieur de celle-ci, de fabriquer telle ou
telle catégorie de produits manufacturés complexes. Il s'agira, notamment, de
pièces détachées ou d'éléments divers qui entrent dans la fabrication
automobile, susceptibles d'être importés en Allemagne, en Italie ou en
Belgique, mis en œuvre par l'industrie locale pour la production d'automobiles,
qui seront ensuite déclarés allemands, italiens ou belges et qui se
prévaudront, alors, des droits de douane et des contingents privilégiés
réservés, en principe, aux États membres et à eux seuls.
Eh
bien ! Je ne pense pas que notre balance des comptes, que l'état de notre
industrie nous permettent d'envisager sans inquiétude des situations de ce
genre. C'est pourquoi nous devons demander au gouvernement, dans les
pourparlers qu'il va continuer à mener, de se montrer extrêmement énergique et
de s'opposer à des dispositions tellement incompatibles avec l'état de notre
économie qu'elles nous condamneraient vite, si elles étaient maintenues et
adoptées, à des dévaluations de plus en plus accentuées, après quoi, sous la
pression d'une expérience amère, l'opinion exigerait que nous révoquions les
engagements que nous aurions pris. Ce serait certainement un bien mauvais
chemin pour réaliser finalement cette coopération européenne à laquelle nous
voudrions aboutir.
Après
cet examen des dispositions touchant la libre circulation des personnes et la
libre circulation des marchandises, j'envisagerai — ce sera beaucoup moins long
— le problème de la libre circulation des capitaux.
Il est
prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Or, si
l'harmonisation des conditions concurrentielles n'est pas réalisée et si, comme
actuellement, il est plus avantageux d'installer une usine ou de monter une
fabrication donnée dans d'autres pays, cette liberté de circulation des
capitaux conduira à un exode des capitaux français. Il en résultera une
diminution des investissements productifs, des pertes de potentiel français et
un chômage accru.
M. le
secrétaire d'État aux Affaires étrangères indiquait hier que la libération des
mouvements de capitaux ne sera pas complète et qu'un certain nombre de
précautions seront prises. Je m'en réjouis. Mais il a aussitôt précisé que la
liberté des mouvements de capitaux serait entière pour les investissements à
réaliser à l'intérieur des six pays participants.
La
question qui se pose est alors la suivante: où se feront les investissements
futurs, créateurs de nouvelles occasions de travail pour la classe ouvrière,
créateurs de nouvelles occasions de production pour le pays tout entier ? Où
les capitaux des six pays participants se dirigeront-ils pour financer de
nouveaux investissements ?
Il est
évident que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés,
sera orienté vers les pays à faibles charges, c'est-à-dire vers les pays où la
politique sociale, les obligations militaires et autres sont les moins
coûteuses.
Les
capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une
pression dans le sens de l'abandon d'une politique sociale avancée. On a vu des
cas récents où des gouvernements étrangers ont combattu des projets de lois
sociales en insistant sur le fait que leur adoption provoquerait des évasions
de capitaux.
Nous-mêmes,
en France, avons vécu en 1936 une période, que beaucoup d'entre vous n'ont pas
oubliée, durant laquelle un certain nombre de lois sociales importantes ont été
adoptées.
Il est
de fait que, dans les années suivantes, cette attitude a entraîné des évasions,
une véritable hémorragie des capitaux français.
Mais
les capitaux français ne sont pas les seuls qui risquent de s'évader. Il n'y a
pas que les capitaux européens qui risquent de s'investir ailleurs que chez
nous. Les capitaux étrangers, par exemple ceux des institutions internationales
ou ceux des États-Unis, risquent aussi de se concentrer sur l'Allemagne, sur
l'Italie ou sur le Benelux.
On
peut redouter, par exemple, que certaines grandes affaires américaines,
désireuses de créer des filiales en Europe, les implantent de préférence en
Allemagne où il est probablement plus avantageux aujourd'hui de monter une
usine, non seulement pour les besoins allemands, mais aussi, désormais, pour
les besoins de tous les pays du Marché commun.
La
démonstration du danger telle qu'elle a été faite dans une étude que nous a
fournie l'industrie de l'automobile me paraît, à cet égard, particulièrement
impressionnante.
Il
sera tentant demain, pour telle puissante industrie américaine ou canadienne ou
anglaise, désireuse de se créer un débouché dans l'ensemble du marché européen
unifié, d'ouvrir une usine à l'échelle de ce marché européen, mais de l'ouvrir
plutôt en Allemagne qu'en France.
Le
danger de voir péricliter l'économie française par rapport aux économies des
pays voisins va donc être très réel.
Mes
chers collègues, l'ensemble des conditions dans lesquelles vont désormais se
développer les mouvements de marchandises et les mouvements de capitaux tels
que je viens de les décrire ne peut pas ne pas entraîner très vite des suites
faciles à prévoir sur notre balance des payements dont le déséquilibre risque
de devenir permanent.
Ce
danger a été aperçu par les rédacteurs du traité et une clause de sauvegarde y
a été inscrite sur laquelle M. Maurice Faure a hier appelé notre attention.
Cette
clause de sauvegarde prévoit qu'en cas de crise grave de la balance des
payements, le pays en difficulté peut prendre des mesures d'urgence. A vrai
dire, il n'est en droit de le faire que s'il n'a pas reçu préalablement de
recommandation de l'autorité supranationale. Supposons que ce n'ait pas été le
cas et qu'il ait pris librement les mesures qui lui paraissaient appropriées.
Ces mesures peuvent et doivent aussitôt disparaître sur la simple injonction de
l'autorité internationale qui a le droit d'imposer d'autres mesures qu'elle
estime devoir substituer aux premières.
En
quelque sorte, l'autorité internationale, dans le cas particulier, va avoir le
droit de légiférer d'une manière autoritaire à laquelle nous ne pourrons pas
échapper et de prendre des décisions qui primeront celles du gouvernement et
même celles du Parlement. Ce sera une loi supérieure à la loi française qui
s'imposera à nous.
On
peut d'ailleurs supposer que, dans le cas d'un déséquilibre profond et durable
de la balance, la majorité nous imposera, comme je l'ai déjà indiqué, des
dévaluations qui se traduiront par des abaissements de niveau de vie ou par des
mesures de déflation dont nous n'aurons pas été juges nous-mêmes.
Eh
bien ! Mes chers collègues, le salut de la monnaie — je l'ai dit souvent à
cette tribune — exige parfois une politique financière de courage et de
rigueur. Des sacrifices peuvent être nécessaires et peut-être avons-nous
quelquefois dans ces dernières années manqué du courage qu'il aurait fallu pour
les faire aboutir. Mais il appartient néanmoins au Parlement de choisir ces
sacrifices et de les répartir et je supporte mal l'idée que ces sacrifices
peuvent être demain dosés pour nous, choisis pour nous, répartis pour nous par
les pays qui nous sont associés et dont l'objectif premier n'est pas
nécessairement le mieux-être en France pour la masse de nos concitoyens et le
progrès de notre économie.
Et
puis nous recueillons des bruits, nous entendons des suggestions. Le docteur
Schacht, qui n'est pas sans influence, a esquissé un plan qui consisterait à
utiliser l'excédent de réserves monétaires constituées par les Allemands pour
reconstituer les réserves françaises par le moyen de la prise de participations
par des sociétés allemandes dans des entreprises françaises. La mise en œuvre
d'un tel plan aboutirait évidemment à une emprise allemande sur l'économie
française.
Je ne
dis pas que ce plan est celui de nos partenaires, mais je dis qu'il est
parfaitement compatible avec les propositions qu'on nous fait et qu'aucune
sauvegarde ne paraît nous en protéger vraiment.
Quoi
qu'il en soit, que nous l'ayons décidé librement ou que cela nous soit imposé
par l'autorité extérieure, des reconversions parfois difficiles, parfois
douloureuses seront nécessaires.
À
cette fin, le rapport de M. Spaak prévoyait la constitution d'un fonds
d'investissement européen dont l'une des missions aurait été de financer, au
moins partiellement, les opérations de reconversion industrielle rendues
nécessaires par la situation économique nouvelle résultant du Marché commun.
La
création de ce fonds est d'autant plus intéressante pour nous Français que — je
l'ai montré tout à l'heure — nous risquons de n'être pas favorisés par les
capitaux privés, aussi bien ceux des six pays associés, dont le nôtre, que ceux
du dehors.
Le
projet de M. Spaak prévoyait donc un fonds d'investissement important,
largement doté, orienté vers la reconversion. Cette disposition était
utile et sage. À vrai dire, c'est selon cette procédure qu'aurait dû commencer,
à mon avis, la construction d'une Europe économiquement intégrée. C'est ce que
j'avais proposé dès 1945. Je crois que toute la reconstruction de l'Europe,
tout son développement d'après-guerre auraient dû être conçus sur la base
d'investissements européens coordonnés selon des plans d'intérêt commun,
évitant les doubles emplois, les investissements excessifs ou superflus, les
concurrences ruineuses et aussi les pénuries communes.
Dix
ans après la fin de la guerre, cette idée réapparaissait heureusement dans le
rapport de M. le président Spaak. Hélas ! Elle a pratiquement disparu.
Car,
sous la pression des Allemands qui, eux, n'ont guère besoin de reconversion, le
fonds d'investissement apparaît, dans la phase finale des négociations, sous
une forme tout à fait nouvelle.
Le
fonds est devenu en fait un organisme de caractère bancaire traditionnel, se
procurant des capitaux, soit à l'intérieur de la communauté, soit surtout en
Suisse et aux États-Unis et les utilisant pour des placements dans les
entreprises des six pays dont la rentabilité lui paraîtra optimum, ce qui
exclut dans une large mesure le financement des opérations de reconversion.
Cependant,
pour satisfaire l'Italie, il reste prévu que le fonds d'investissement pourra
apporter un certain soutien à la mise en valeur des régions sous-développées.
Eh bien ! Il serait indispensable que nous jouissions de garanties semblables
pour nos industries à moderniser et à reconvertir, sinon nous courrons un
risque véritablement paradoxal.
Il est
prévu que notre souscription au fonds d'investissement sera égale à celle de
l'Allemagne, ce qui est contestable — je le dis entre parenthèses — puisque
l'Allemagne souffre d'un excédent de capitaux et d'un excédent de sa balance
extérieure, tandis que nous souffrons d'une pénurie de capitaux et du déficit
de notre balance des comptes.
Encore
faudrait-il être assuré que notre souscription au fonds ne sera pas supérieure
à l'aide qu'il va nous apporter, sinon ce serait un élément supplémentaire de
déséquilibre de notre balance des payements et un danger de plus pour nos
chances de voir se développer nos investissements déjà insuffisants.
Je ne
saurais donc trop demander au gouvernement d'exiger des garanties très strictes
pour le fonctionnement et — je dirai plus — pour la conception même du fonds
d'investissement.
Pour
nous, le fonds d'investissement doit être un organisme compensateur pour
pallier les insuffisances ou les malfaçons résultant des mouvements spontanés
des capitaux libres. Si le fonds, loin de jouer ce rôle compensateur, venait à
amplifier encore les inconvénients que nous redoutons déjà, il présenterait
alors beaucoup plus de dangers que d'avantages et l'on ne voit pas pourquoi
nous lui fournirions des dizaines et des centaines de milliards dont notre
économie métropolitaine ou ultra-marine pourrait faire un usage beaucoup meilleur.
Mes
chers collègues, je voudrais conclure sur le plan politique.
Le
gouvernement a raison de rechercher une amélioration économique à long terme
dans l'élargissement du marché, dans la création d'un marché global européen,
pour contribuer à élever le niveau de vie en France. Mais cet élément d'une
politique économique d'ensemble ne doit pas le conduire à sacrifier les autres
éléments. Le but alors ne serait pas atteint, car l'élévation du niveau de vie
n'est pas seulement fonction de l'ampleur du marché national, mais d'autres
conditions aussi qu'on ne peut pas négliger.
Il est
bien vrai que les Etats-Unis, avec leur marché de 150 millions d'habitants,
sont en tête du palmarès des pays si on les classe d'après le niveau des
conditions d'existence qui y règnent.
Mais
derrière les États-Unis, en rangeant les pays d'après l'importance du revenu
par tête, on trouve le Canada, avec un marché de 13 millions d'habitants
seulement, la Suisse, avec 5 millions, la Suède, avec 7 millions d'habitants.
Puis viennent le Royaume-Uni, avec 50 millions d'habitants et le vaste marché
de l'Empire britannique derrière lui, mais, aussitôt après, la
Nouvelle-Zélande, avec 2 millions, l'Australie, avec 8 millions, le Danemark,
avec 4 millions, puis encore la Belgique, la Hollande, la Norvège — pays de
petit marché — qui précèdent la France malgré ses 43 millions d'habitants et
son marché africain.
La
relation qui existe entre l'importance du marché et le revenu moyen, le niveau
de vie, n'est donc pas si simple qu'on le dit parfois.
D'autres
facteurs aussi importants entrent en jeu, qu'il ne faut pas sacrifier dans
l'entreprise d'élargissement du marché, sans quoi on risque de perdre d'un côté
beaucoup plus qu'on ne gagnera de l'autre.
Il
nous faut donc tout à la fois rechercher l'élargissement du marché,
c'est-à-dire faire l'Europe, et éviter telles modalités dangereuses qui
altéreraient complètement les conséquences espérées et qui transformeraient, au
total, le solde actif attendu en un solde passif désastreux.
Il est
difficile d'en juger dès aujourd'hui d'une manière définitive. Il y a encore
dans le traité de vastes lacunes sur lesquelles nous ne savons rien ou pas
grand-chose. Il contient des articles qui se contentent de déléguer à de futurs
négociateurs ou à de futures autorités supranationales la solution des plus
grandes difficultés restées en suspens.
On
nous a dit hier — M. le ministre des Affaires étrangères le répétait cet
après-midi, et c'est juste — qu'on ne peut pas demander à un traité de régler
tous les détails, toutes les modalités jusqu'aux plus minimes.
Mais,
lorsqu'il s'agit du statut de l'agriculture, de l'harmonisation des lois sociales,
du statut des territoires d'outre-mer, on est bien en droit d'affirmer que ce
ne sont pas des détails, des modalités secondaires, mais des points
véritablement les plus importants.
La
procédure suivie, qui consiste donc à renvoyer à plus tard la solution des
problèmes qui n'ont pas pu être réglés dès maintenant est une mauvaise
procédure. Pour un certain nombre de problèmes essentiels que je viens de
mentionner, la France, nous le savons d'ores et déjà, sera seule ou à peu près
seule de son avis. Elle a donc intérêt à ce que ces problèmes soient tranchés
avant la signature du traité, car, après, elle sera désarmée.
Nous
avons eu des lois-cadre. Nous demandons fermement au gouvernement de ne pas
accepter un traité-cadre. Les affaires les plus importantes doivent être
tranchées clairement par le traité lui-même; de même que les garanties obtenues
doivent y figurer. Auprès, il sera trop tard.
On
nous dit qu'il faut aller très vite, qu'il faut conclure dans les jours ou dans
les semaines à venir. J'avoue que je me demande par moment pourquoi tant de
hâte. En effet, jusqu'en novembre dernier, il était envisagé que la négociation
serait relativement lente et la mise en vigueur tardive. Il avait même été
admis par nos partenaires que la mise en vigueur pourrait être ajournée si, à
la fin de l'année 1957, la France avait encore à supporter les charges
militaires exceptionnelles résultant de la situation en Algérie.
Depuis
le début du mois de décembre, une perspective nouvelle s'est dessinée : on
prend maintenant comme objectif la mise en vigueur effective du traité dès le
1er janvier prochain. Or, les charges de la guerre d'Algérie ne seront pas
réduites et risquent de ne pas l'être très prochainement. Pourquoi donc a-t-on
brusquement accéléré le rythme prévu il y a quelques mois ?
Je
crois qu'il y a à cela plusieurs raisons que je voudrais mentionner.
D'abord
on envisage avec une certaine inquiétude la séparation du Bundestag actuel en
juin 1957 en vue des élections allemandes de septembre, car on peut éprouver la
crainte de voir apparaître un nouveau Bundestag moins favorable à une
ratification rapide que celui qui est actuellement en fonctions.
Rien
n'est aussi mauvais que de fonder des arrangements internationaux, sur des
circonstances de politique intérieure dans l'un des pays participants. On
aboutit alors trop souvent à des accords qui sont remis en cause rapidement,
selon les fluctuations de cette même politique intérieure.
Ce
dont nous avons besoin, ce n'est pas un assentiment donné par une majorité de
hasard, c'est un engagement qui lie valablement l'Allemagne. S'il apparaît dès
maintenant que la prochaine assemblée allemande nous demandera de nouvelles
concessions, notamment sur les points les plus graves non encore réglés, nous
aurions bien tort de nous lier avec l'actuel Bundestag.
Je
sais bien qu'on invoque une deuxième raison, également de nature politique.
Certains ont vu dans l'échec de notre politique au Moyen-Orient une raison de
hâter l'édification de l'Europe. Or les conséquences de l'opération de Suez
vont se faire sentir sur notre économie dans un sens, hélas défavorable et vont
ainsi nous éloigner du moment où nous pourrons affronter la concurrence
internationale.
En
fait, le plan qui est destiné à fortifier notre économie à cet effet vient d'être
— vous le savez mieux que moi, monsieur le ministre — retardé d'un an.
D'une
façon générale, la situation de notre balance des comptes est plus fragile qu'à
aucun moment et, si elle n'est pas rétablie, la mise en vigueur du Marché
commun est une impossibilité de fait.
N'oublions
pas non plus que, dans l'affaire de Suez, nous avons été ostensiblement
condamnés par l'Allemagne, par l'Italie et par les autres États de la
Petite Europe et que cette Petite Europe ne comprend pas la
Grande-Bretagne, seul pays européen qui se soit solidarisé avec nous au
Moyen-Orient. Nous sommes donc vraiment en plein paradoxe.
Mais
il y a une troisième raison à laquelle je veux venir puisque je viens d'évoquer
précisément l'absence de la Grande-Bretagne dans la formation politique ou
technique qui nous est proposée.
Je
fais allusion aux travaux qui ont été engagés à l'O.E.C.E. sur l'initiative de
la Grande-Bretagne pour l'étude de cette « zone de libre échange » dont parlait
tout à l'heure M. Christian Pineau. En plus des six pays de Bruxelles, la
Grande-Bretagne, l'Autriche et, éventuellement, les pays Scandinaves pourraient
faire partie de cette zone.
Nous
assistons alors à une étrange course de vitesse dans laquelle on peut se
demander pourquoi nous voulons coûte que coûte devancer l'initiative anglaise
et, en quelque sorte, la dévaloriser ou même la paralyser, d'avance l'empêcher
d'aboutir. La Grande-Bretagne a fait un pas en avant considérable le jour où
elle a proposé à l'O.E.C.E. la création de cette zone de libre échange à
laquelle elle participerait. Il fallait évidemment saisir la balle au bond et
essayer d'en tirer le plus large parti possible. Au contraire, il semble qu'on
veuille forcer de vitesse et devancer coûte que coûte l'évolution de la
négociation anglaise, comme si l'on voulait vraiment empêcher l'aboutissement
de la zone de libre échange.
M.
Maurice Faure nous a dit hier que l'on pourrait faire en même temps et le
marché avec nos cinq partenaires et la zone de libre échange avec une
demi-douzaine d'autres pays dont la Grande-Bretagne.
Cette
solution est peu vraisemblable. La création d'une zone de marché commun avec
cinq partenaires est déjà une opération très compliquée qui comporte toutes les
modalités dont nous avons parlé ici depuis quatre jours, et nous nous
apercevons tous actuellement de l'extraordinaire complexité de la situation.
Comment
peut-on imaginer qu'à cette construction déjà difficile, et à certains égards
obscurs, on pourra surajouter, avec les mêmes pays participants et d'autres
pays étrangers, une construction supplémentaire soumise à un statut et à un
régime différents ?
Et
cependant, dans le cas présent, en dehors des raisons politiques d'ordre
général, nous aurions des raisons particulièrement fortes de souhaiter, plus
encore que jamais, la présence de l’Angleterre, étant donné le parallélisme de
certaines des positions de nos deux pays.
Je
parlais tout à l'heure de nos préoccupations en matière de plein emploi. Elles
règnent aussi en Angleterre, elles sont à la base de la politique économique de
ce pays.
L'Angleterre
a pratiqué, comme nous, une politique sociale plus avancée que celle qui a été
pratiquée dans les autres pays avec lesquels nous allons nous associer.
L'Angleterre, comme nous, a le souci de ne pas desservir certains intérêts importants
qu'elle possède outre-mer. L'Angleterre, comme nous, veut éviter certains
risques en matière agricole. Nous le voulons pour protéger notre production
agricole; les Anglais le veulent pour maintenir les engagements préférentiels
qu'ils ont pris au profit de certains de leurs dominions, eux-mêmes producteurs
agricoles.
J'ajoute
que les circonstances politiques sont vraiment particulièrement favorables,
alors que vient d'être appelé à la plus haute charge gouvernementale en
Angleterre l'homme qui, depuis longtemps déjà, s'était signalé par sa volonté
de contribuer de toutes ses forces au resserrement des liens entre l'Angleterre
et le continent et à la participation même de l'Angleterre à une formation
politique qui associerait ce pays aux pays du continent.
Eh
bien c'est une grande erreur politique de donner une fois de plus aux Anglais
l'impression que nous nous passons d'eux, ou même, si leur concours futur est
envisagé, qu'il y aura deux séries de liaisons, les unes plus lâches qui les
concernent, les autres plus étroites, les seules qui compteront pour le
développement politique ultérieur et dont ils seront exclus.
C'est
une méthode détestable.
Il est
vrai que l'Angleterre a souvent été réticente quand il s'agissait de s'engager
sur le chemin de l'unification européenne. Elle ne l’a pas été toujours. Elle
ne l'a pas été en 1954, lors de la création de l'union de l'Europe occidentale
et nous avons eu grand tort de ne pas exploiter à fond, à cette époque, le pas
en avant considérable qu'elle avait fait alors vers le continent. Elle ne l'a
pas été non plus lorsqu'elle nous a proposé la zone de libre échange que nous
sommes en train d'étouffer silencieusement.
Je
sais bien que la politique française, dans ce domaine, est difficile. L'intérêt
bien compris de la France consiste à associer des pays continentaux, comme
l'Allemagne, qui ne souhaitent pas forcément la présence de l'Angleterre, et
l'Angleterre qui hésite parfois à se lier avec le continent.
De là
la difficulté même de notre entreprise et de notre politique. Mais cette
difficulté ne doit pas nous faire oublier notre véritable intérêt et ne doit
pas nous faire renoncer à organiser l'Europe avec un équilibre sain et non sous
l'influence décisive et unilatérale de l'Allemagne.
La
facilité consiste à céder à ceux qui, sur le continent ou en Grande-Bretagne,
ne veulent pas s'associer; mais l'intérêt français consiste, au contraire, à
les obliger à se lier et, tout d'abord, à ne jamais laisser passer une
occasion, à la saisir chaque fois pour en tirer le maximum.
Je
redoute que nous ne le fassions pas aujourd'hui avec la zone de libre échange
et je le regrette.
J'ai
lu, hier, dans la presse française, un extrait d'un article paru le même jour
dans le Times, dont on sait que, très souvent, il traduit le sentiment du
Foreign Office, et que voici:
« Les
principaux architectes du projet d'association de la Grande-Bretagne au Marché
commun, MM. Macmillan et Thorneycroft, occupent maintenant des postes plus
importants que lorsque ce projet a commencé à être envisagé... Mais jusqu'à
quel point la Grande-Bretagne pourra-t-elle négocier un accord de marché commun
si les conditions de celui-ci sont déterminées à l'avance ? Mettra-t-on notre
pays devant le fait accompli sur plusieurs points vitaux ? »
Mes
chers collègues, sans mésestimer aucunement l'intérêt que présente pour nous le
développement des relations économiques et commerciales franco-allemandes ou
franco-continentales, il ne faut jamais négliger celles qui nous lient à la
Grande-Bretagne et au bloc sterling.
L'Allemagne
est un bon client, par exemple, pour nos exportations agricoles, mais
l'Angleterre peut nous acheter beaucoup plus encore si nous savons prendre une
place plus large sur son marché. En fait l'Angleterre est le premier
importateur du monde pour la viande, les céréales, les corps gras.
Toute
formation de l'Europe qui nous éloigne de l'Angleterre diminue nos chances de
pénétrer sur ce marché qui peut être l'un des plus lucratifs pour nos
exportateurs, surtout agricoles.
Dès
lors, on comprend mal les réticences qui accueillent le projet de zone de libre
échange à laquelle l'Angleterre participerait et cette priorité jalouse
accordée si vite à une organisation volontairement limitée à l'Europe des Six.
Enfin,
pour en revenir au fond, le projet de marché commun tel qu'il nous est présenté
ou, tout au moins, tel qu'on nous le laisse connaître, est basé sur le
libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et
simple règle tous les problèmes.
Dix
crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage
périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de
résignation. En fait, la concurrence qui s'instaurera dans le cadre du traité
tel qu'il est aujourd'hui — mais je veux croire qu'il est encore perfectible —
n'assurera pas le triomphe de celui qui a, intrinsèquement, la meilleure
productivité, mais de ceux qui détiennent les matières premières ou les
produits nécessaires aux autres, des moyens financiers importants, des productions
concentrées et intégrées verticalement, de vastes réseaux commerciaux et de
transport, de ceux aussi qui ont les moindres charges sociales, militaires et
autres.
Lorsque
le nouveau régime entrera en vigueur dans quelques mois, au début de 1958, nous
serons probablement en grave difficulté de devises, chacun le sait ici. Nous
devrons accepter aussitôt un surcroît d'importations sans avoir aucune
possibilité de les solder. Nous devrons aussi subir une correction de changes
que certains croient inévitable mais qu'il vaudrait mieux, si nous devons
vraiment la faire, organiser librement, selon nos propres décisions, plutôt que
dans les conditions imposées par une technocratie internationale où nous
n'avons jamais trouvé beaucoup de compréhension et de soutien jusqu'à présent.
Beaucoup
d'autres questions restent obscures.
Quelle
est, dans le nouveau système, la situation réelle de l'agriculture ?
Quels
sont les risques, pour nos producteurs, d'une concurrence accrue venue des cinq
pays ou de pays tiers ?
Quelles
sont les chances, réduites ou accrues, pour nos exportateurs ? Je ne suis pas
rassuré par les indications qu'on nous a données à cet égard.
Quelle
est la portée réelle d'une certaine clause, assez mystérieuse, sur le passage
de la première à la deuxième étape, en fonction d'accords agricoles passés dans
l'intervalle ?
Quel
est le statut de nos territoires d'outre-mer ? C'est un point essentiel,
beaucoup de nos collègues l'ont dit, puisque nos exportations vers les pays
d'outre-mer ont été, en 1955, supérieures de 100 milliards de francs à
l'ensemble de nos exportations vers les cinq pays avec lesquels nous allons
nous associer.
À cet
égard, je voudrais seulement appeler votre attention sur les réactions qui se
sont fait jour dans les pays qui veulent rester attachés à l'Union française.
Au
Togo, en Tunisie, au Maroc, dans toute l'Afrique noire, nos amis expriment une
vive inquiétude. Ils demandent à être plus complètement informés sur la
compatibilité du Marché commun, tel qu'il est prévu, et de la survie de l'Union
française des points de vue économique, douanier et monétaire, l'économie et la
monnaie constituant les éléments les plus solides et les plus efficaces du
maintien de notre présence et de notre rôle en Afrique et dans nos autres
territoires.
Il
serait évidemment lamentable qu'ayant versé tant de sang et dépensé tant
d'argent pour conserver les pays de l'Union française nous en arrivions
aujourd'hui à les mettre, gratuitement ou presque, à la disposition de nos
concurrents étrangers, à les séparer de nous par un cordon douanier qui
marquerait, de notre fait, le commencement de l'éloignement, même sur le
terrain économique et monétaire.
Dire
cela, monsieur le secrétaire d'État, ce n'est pas être hostile à l'édification
de l'Europe, mais c'est ne pas vouloir que l'entreprise se traduise, demain,
dans la Métropole comme dans l'outre-mer, par une déception terrible pour notre
pays, après un grand et bel espoir, par le sentiment qu'il en serait la victime
et, tout d'abord, ses éléments déjà les plus défavorisés, aussi bien en France
qu'en Afrique.
C'est
avec de telles préoccupations constamment dans l'esprit que la France peut et
doit coopérer à la construction de l'Europe; ce ne doit pas être avec un
sentiment de méfiance en soi, d'impuissance à se réformer soi-même, avec l'idée
de se faire imposer par des contraintes extérieures, par une autorité
supranationale, des réformes que nous n'aurions pas eu le courage de promouvoir
nous-mêmes.
L'abdication
d'une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature
interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la
délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la
technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d'une saine économie
on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale,
finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et
internationale.
Si la
France est prête à opérer son redressement dans le cadre d'une coopération fraternelle
avec les autres pays européens, elle n'admettra pas que les voies et moyens de
son redressement lui soient imposés de l'extérieur, même sous le couvert de
mécanismes automatiques.
C'est
par une prise de conscience de ses problèmes, c'est par une acceptation
raisonnée des remèdes nécessaires, c'est par une résolution virile de les
appliquer qu'elle entrera dans la voie où, tout naturellement, elle se
retrouvera auprès des autres nations européennes, pour avancer ensemble vers
l'expansion économique, vers le progrès social et vers la consolidation de la
paix. "
Source : Marché commun européen, dans Journal officiel de la République française. 19 janvier 1957, n° 3, p. 159-166.
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4 commentaires:
Ce sont des hommes politiques comme PMF qu’il nous faudrait comme candidat à la prochaine élection présidentielle de 2012 au lieu de candidats(es) oui-ouistes comme Ségolène ou Bertrand!
Il est toujours permis de rêver…
Je me souviens des causeries de Mendès le samedi à la radio.
Elles ont permis à beaucoup d’entre nous de se familiariser avec quelques notions élémentaires d’économie politique.
N’est-ce pas ce qui manque le plus actuellement à tant de citoyens, même engagés politiquement, qui ne semblent pas comprendre la complexité des rapports entre politique et économie.
Merci Albert pour ce rappel historique qui nous montre bien que l’air pur peut exister en politique…
Quelle joie pour moi qui suis d’un âge certain de lire les éloges que vous faites de ce grand homme, une des personnes qui ont le plus compté dans mon passé politique.
Ses idées sur l'Europe et bien d'autres sujets sont toujours d’actualité.
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