27 septembre 2020

Vers une nouvelle vague de désindustrialisation en France ?

Dépendance stratégique et technologique
Alors que le gouvernement français vient de présenter définitivement son plan de relance « France Relance », de 100 milliards d’euros, son contenu et son ampleur n’apparaissent pas à la hauteur des enjeux auxquels la France est confrontée.

Ce plan, annoncé depuis de nombreux mois, intègre à la fois des crédits, garanties, dotations, en réalité pour beaucoup déjà alloués, et qui pour d’autres prendront de longs mois avant d’intervenir dans l’économie.

Et tandis que l’idée-même de planifier semblait jusqu’alors irrecevable pour Emmanuel Macron, voici que le nouveau premier ministre Jean Castex annonce la résurrection d’un vieil outil de prospection et d’action publique de l’après-guerre, le Commissariat au Plan.

François Bayrou a été nommé à sa tête en tant que Haut-Commissaire mais cette annonce intervient sans réelles explications sur le contenu de la mission du Commissariat, ni sur les moyens qui lui seront alloués, ni sur les limites qu'imposera la Commission européenne...

Dès lors, assistons-t-on réellement au retour d’un État plus stratège ou bien à une simple annonce marketing d’un État sans solutions pour reconstruire industriellement et écologiquement notre pays ?

Anaïs Voy-Gillis, docteur en géographie économique de l’Institut français de géopolitique et auteur d’une thèse sur la réindustrialisation française apporte un certain nombre d’éléments de réponses…


LVSL – Dans votre récent entretien donné à Mediacités, vous parlez de l’arrivée en 2012 d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif comme le « vrai réveil  » d’une conscience de l’utilité d’avoir une forte base industrielle en France. Arnaud Montebourg a alors lancé 34 plans industriels et des politiques de relocalisation dans certaines filières. Huit ans après, pour vous, ce réveil a-t-il véritablement provoqué un sursaut politique en France sur l’impératif de développement industriel ou bien le passage de ce ministre fut-il un épisode sans réelle continuité  ?

Anaïs Voy-Gillis – Je dirais que la situation est nuancée. Il a été un des seuls défenseurs de l’industrie et un des rares politiques qui en a fait un élément central de son programme politique. Rares étaient les personnalités politiques que l’on entendait à ce moment-là sur la question et qui faisaient de l’industrie un élément central de leur projet politique et de leur vision de société, à part peut-être Jean-Pierre Chevènement il y a plus longtemps. Une fois qu’Arnaud Montebourg a quitté le gouvernement, et que le soufflé est retombé, plus personne n’avait envie de reproduire l’épisode de la photo avec une marinière. Pourtant, il y a quand même eu quelques mouvements entre Chevènement et Montebourg. La question de l’industrie est revenue progressivement sur le devant de la scène avec la crise financière de 2008 qui a été un premier électrochoc. Elle a questionné la dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée. S’en sont suivis les États généraux sur l’industrie en 2009, puis le rapport Gallois qui a émis un cri d’alerte. Ce rapport a provoqué une première prise de conscience qui a abouti à la mise en place du CICE.

Après avoir remplacé Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron a simplifié la stratégie des 34 plans. Cette stratégie est passée de 34 à 10 plans industriels et a été centrée sur l’industrie du futur. Ce n’était pas fondamentalement une mauvaise idée car 34 plans, cela représentait certes beaucoup de moyens, mais dilués dans différents plans donc avec un effet de levier relativement faible. Aujourd’hui, ce qui manque encore, c’est d’avoir une vision du rôle de l’industrie dans la société et une stratégie industrielle conséquente. Montebourg a toujours parlé du « Made in France ». Il s’associait beaucoup à l’image colbertiste, mais il n’a pas inséré l’industrie dans une forme de modernité. Emmanuel Macron lui, ne semblait pas du tout convaincu par l’industrie et son intérêt pour la société au début de son mandat. Cela s’est traduit par un discours centré sur la start-up nation. Or, cette vision exclut de fait une partie de la population, celle qui ne vit pas dans les métropoles, qui ne se reconnaît pas dans ce projet de société. Ce discours a en partie conduit à produire le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a certainement été un électrochoc qui aura fait comprendre l’existence d’une détresse dans les territoires. L’industrie et le développement industriel sont l’un des seuls moyens d’y récréer de l’activité pérenne. L’industrie se développe principalement dans les espaces périurbains et ruraux pour des questions de place et de coûts, ainsi que tous les effets d’entraînement qui s’en suivent. Un emploi industriel engendre la création de trois ou quatre emplois indirects. Tout cela est facteur de dynamisme dans les territoires.

Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, a été l’une des premières à s’engager fortement auprès de l’industrie avec une volonté réelle de voir le tissu industriel français renaître. Elle avait notamment engagé le programme « Territoire d’industrie », qui peut être critiqué sur certains points, mais qui a été un premier pas. Par la suite, il y a le sommet « Choose France » qui devait précéder l’annonce du pacte productif. L’exposition des produits fabriqués en France à l’Élysée en janvier 2020 est également un événement marquant car c’était symboliquement le moyen de remettre l’industrie au sein des lieux de pouvoir.

LVSL – Justement, la période de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 a semblé remodeler le sens commun et renverser quelques idées dans la société sur la question industrielle…

A.V-G. – Oui, avec la Covid-19, nous sommes maintenant dans une situation presque inverse, avec un discours politique porté sur la nécessité, voire l’urgence de relocaliser. Nous avons compris en l’éprouvant que nous étions en situation de dépendance stratégique et technologique. En plus des médicaments et produits de santé, c’est aussi technologiquement, pour tous les services utilisés pendant le confinement, que la France et l’Europe ont été démunies. On a utilisé Zoom, Skype et d’autres services de visioconférence. Aucune de ces technologies n’est européenne. La situation de dépendance est énorme.

Le problème est qu’aujourd’hui, il est envisagé de faire passer par divers décrets une politique de relocalisation. La réalité est que nous sommes dans un moment où l’industrie est dans une situation très critique : nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation qui mènerait à faire passer l’industrie sous la barre symbolique des 10 % de points de PIB. C’est l’enjeu majeur avant de penser à relocaliser. La question des relocalisations est devenue un élément central du discours du gouvernement Castex, mais sans prendre en compte l’aspect Demande pour les produits Made in France. Les masques sont un bon exemple. On a reproduit en France sous la pression sociale, mais finalement, tout le monde rachète des masques jetables chinois car ils sont moins chers que les masques français à l’achat. La question est donc de savoir si l’on est culturellement prêts à consommer français et politiquement prêts à favoriser la production française. Il faut aussi vraiment miser sur l’avenir, sur les technologies de demain, etc. Faire revenir la production du paracétamol en France, c’est important, produire les biotechnologies de demain et conserver la production en France, cela reste l’enjeu essentiel.

« Nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société. »

La question de la relocalisation peut également se poser à travers les politiques d’achat des entreprises et des acteurs publics. Chaque entreprise peut envisager de se réapprovisionner localement pour une partie de ses achats, ce qui serait bénéfique pour l’ensemble du tissu productif.

Malgré cela, nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société, avec toutes les questions que cela peut sous-entendre. Nous ne pourrons pas être indépendants sur l’ensemble d’une chaîne de valeurs donc il faut à la fois réfléchir sur les points de la chaîne de valeurs où nous pouvons être compétitifs et ceux dans lesquels la situation de dépendance peut nous être préjudiciable. Pour cela, il faut raisonner sur la chaîne de valeurs de bout en bout en intégrant également d’autres éléments comme l’impact environnemental. Par exemple, si l’on prend la chaîne de valeurs pour produire une éolienne (de la production des matériaux solaires au recyclage en passant par son installation), on se rend compte que l’impact environnemental pour produire une énergie dite « verte » n’est pas neutre, loin de là. De la même manière, si je raisonne en termes de souveraineté et d’indépendance, quand je veux produire des batteries électriques, j’ai besoin de composants initiaux pour lesquels nous resterons en situation de dépendance, notamment à l’égard de la Chine. Nous savons pourtant que la Chine a une capacité de chantage à l’implantation de sites. Il nous faut donc avoir une réflexion globale sur les chaînes de valeurs en intégrant non seulement des questions de coûts mais également des questions d’impacts environnementaux ou encore de risques géopolitiques. 

LVSL – Selon vous, peut-on faire un lien entre les dynamiques de désindustrialisation de notre pays et les politiques de décentralisation menées par des gouvernements autant de gauche que de droite, et ayant conduit à une concurrence exacerbée des territoires (entre métropoles, entre régions, etc.) et donc à des déséquilibres ?

A.V-G. – Je n’ai pas la réponse exacte à la question, parce que je l’ai peu étudiée. Néanmoins, il est certain que cela a pu induire des effets négatifs, des délocalisations infranationales, avec une situation dans laquelle les régions s’affrontent pour attirer de nouveaux projets d’implantation de sites en gonflant les montants d’aides publiques allouées. Cela peut créer des iniquités de plusieurs façons.

Premièrement, l’action publique vient parfois se substituer aux obligations des entreprises. On a vu cela avec le désamiantage de sites industriels par exemple. Certains groupes ont quitté le pays sans désamianter leurs sites. Or, aujourd’hui, il faut que les sites le soient pour trouver repreneur et c’est donc les pouvoirs publics qui prennent en charge ces opérations.

D’autre part, un comportement de « chasseur de prime » peut se développer. C’est peut-être moins courant en France, cela a été beaucoup le cas au Royaume-Uni dans les années 1990-2000. Au moment du tournant d’une économie de services et de désindustrialisation, certains territoires, pour attirer les capitaux étrangers et les usines, ont donné beaucoup d’argent public à des industriels avec des promesses de création d’emplois en retour. Par exemple, LG a implanté une usine en 1996 à Newport et a bénéficié pour cela de nombreuses aides du Pays de Galles. Le montant estimé est d’environ 200 millions de livres. En contrepartie, l’entreprise a promis d’investir 1,7 milliards de livres sur le site et de créer 6 100 emplois directs et plusieurs milliers d’emplois indirects. En définitive, seulement une partie de l’usine a tourné et seulement 2 000 emplois ont été créés. L’usine a totalement fermé en 2006 (après une fermeture partielle en 2003) avec un transfert de l’ensemble de la production vers des sites polonais et chinois. LG a remboursé 30 millions des 90 millions de livres d’aides directes accordées par la Welsh Development Agency. D’autres territoires ont connu des situations similaires comme le Nord-Est de l’Angleterre avec Samsung et son usine de Stockton, où le groupe coréen prévoyait de créer 5 000 emplois directs et où 1 600 emplois ont été finalement créés avant que l’usine soit fermée en 2004 et que la production soit délocalisée en Slovaquie. Ces deux groupes ont été perçus comme des chasseurs de prime, ce qui a créé un fort ressentiment dans la population. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas mettre d’argent public sur la table pour attirer des entreprises, mais il faut le faire avec prudence et privilégier toutes les aides ou aménagements qui pourront bénéficier à l’ensemble du territoire : infrastructures, formation, etc.

Cependant, je ne sais pas si la décentralisation est une cause directe de la désindustrialisation. C’est certainement plus complexe et cela exige d’étudier la manière dont un pays s’institue entre déconcentration et décentralisation et s’organise politiquement en fonction de ces critères. Le problème est qu’aujourd’hui, nous avons un État qui se veut très présent, mais un État qui ne se donne plus les moyens de son action publique – tout en ne donnant pas non plus les moyens aux régions d’avoir une action publique forte et un pouvoir économique suffisant. Cet entre-deux sclérose l’action. Il est vrai qu’avec le plan de relance, l’État semble vouloir se doter de nouveaux moyens, mais cela sera-t-il durable ? En outre, il ne faut pas oublier que ce sont les régions qui désormais pilotent le développement économique local, donc si l’État doit donner une impulsion et des moyens, c’est maintenant aux régions d’avoir un rôle opérationnel.

LVSL – Quand vous dites que l’on est dans un État relativement décentralisé, mais qui n’a plu les moyens de son action, est ce que vous attribuez cela au retrait des forces et des compétences humaines octroyées aux services déconcentrés, aux échelles territoriales, et qui autrefois, accompagnaient davantage la gouvernance des territoires ?

A.V-G. – Oui tout à fait, mais je pense aussi et je le répète, que ce manque de moyens mis sur la table vient du fait de l’absence de stratégie – ce qui fait que même s’il y a une présence de l’État, l’objectif reste flou donc l’action modique est parfois désordonnée. Il existe de nombreuses aides, mais souvent dans un système illisible et dilué. On pourrait comparer l’État à un noble désargenté qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Cela crée un sentiment de frustration dans les territoires, avec des confusions autour du rôle de l’État et des collectivités territoriales qui embrouillent l’action publique, et peuvent créer des vides et de vrais sentiments d’abandon. Le sentiment d’abandon est sujet à débat, mais quelques entretiens dans certains territoires ruraux suffisent à comprendre d’où vient ce sentiment : fermeture des bureaux de Poste, fermeture de certaines classes, difficultés à trouver des professionnels de santé comme les médecins et les dentistes.

« La planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. »

LVSL – Comment le retour d’un État plus stratège, dont il est question aujourd’hui, permettrait-il d’arranger les iniquités territoriales et de résoudre ces déserts industriels et de service ? En somme, quel regard portez-vous sur le retour du Commissariat général au Plan qui vient d’être annoncé, et plus globalement sur le débat sur la planification en France ?

A.V-G. – Je suis peu convaincue par le retour du Commissariat général au Plan. On se croirait revenus à l’époque gaullo-pompidolienne que certains aimeraient faire revivre. Le Commissariat général au Plan peut avoir un intérêt s’il donne une stabilité et une continuité aux choix politiques afin de décorréler le temps de la politique publique du temps politique électoral. Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides.

Maintenant, je ne suis pas convaincue que cela soit le bon outil pour autant. J’ai peur qu’on veuille revivre une ère qui est aujourd’hui révolue, et que l’on ne se dote pas d’outils d’avenir, des outils de prospection. Nous sommes dans une nouvelle période, l’ère dans laquelle on se trouvait avant, celle de la surconsommation et de la croissance, est révolue.

Autrement dit, il a été un outil très efficace dans les années 50 à 70, sur des temps très longs avec des plans pensés sur la durée, à une époque où la mondialisation et le cadre européen n’étaient pas ce qu’ils sont, où les contraintes et le temps industriels n’étaient pas les mêmes. Cela peut fonctionner dans certains domaines, comme l’aéronautique, parce que le cycle d’investissement s’étale sur 30 ou 40 ans. Une entreprise peut revoir ses décisions quasi instantanément, alors que l’État prend une décision par an au moment de sa politique budgétaire. Le risque avec ce type d’outils, c’est de se mettre dans des temporalités longues, qui peuvent être nécessaires à certains égards, notamment sur des technologies d’avenir comme les nanotechnologies, les biotechnologies, pour lesquelles on a besoin de politique d’investissement sur des temps longs. Je ne pense pas que le Plan soit imaginé de cette façon et la planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. On peut également discuter du choix de nommer François Bayrou à la tête du Haut-Commissariat au Plan.

LVSL – Finalement, vous êtes critique sur le Plan car vous redoutez qu’il ne soit qu’une annonce sans réels changements profonds dans l’action publique, mais vous n’êtes pas nécessairement opposée à des formes de planification ?

A.V-G. – Ce qui me rend sceptique c’est le sentiment d’un « retour vers le passé » qui pourrait se faire au détriment des territoires. Attendons de voir ce que cela donne. Même si on a une stratégie sur le long terme, il faut être capable de se requestionner, de se réadapter au regard des évolutions des environnements, sinon on va dans le mur.

LVSL –  Vous avez émis la proposition de l’instauration d’un « fonds souverain dédié aux technologies stratégiques pour les développer ou empêcher qu’elles ne soient rachetées ». D’abord, comment cibler les secteurs dits stratégiques, quels types d’aides leur apporter et d’autre part, quels moyens solides mettre en œuvre pour empêcher leur rachat ? Ne serait-ce pas là encore un simple instrument qui souffrirait de l’absence d’une stratégie politique plus globale ?

A.V-G. – Encore une fois, la première question à se poser est quel est le projet de société, et quelle société nous voulons. De là découlent un certain nombre de priorités puis de politiques publiques. L’industrie doit être un pilier. Réindustrialiser, oui, mais pourquoi, comment et pour défendre quels intérêts ? Nous pouvons réindustrialiser avec des entreprises très polluantes ou bien nous pouvons faire le choix de réindustrialiser pour un objectif de transition énergétique, pour répondre aux nouveaux défis qui nous attendent et assurer notre indépendance à l’avenir. Nous avons donc besoin de cette vision stratégique, que sous-entend sur la question du fonds souverain.

Par technologie stratégie ou d’avenir, il faut entendre les technologies innovantes sur lesquelles la France a un avantage concurrentiel, les technologies qui nous permettent d’assurer notre indépendance, en particulier dans les domaines de la défense. Dans ce sens, on peut s’inspirer des travaux qui ont été réalisés autour du concept de base industrielle et technologique de défense (BITD). On a assisté à de nombreux rachats d’entreprises dont les technologies pouvaient être stratégiques et qui auraient pu être pertinentes à préserver. En outre, il faut également étendre notre réflexion aux risques qui peuvent être inhérents à la vente d’une entreprise qui réalise des composants.

La question de l’aspect stratégique doit donc se regarder au cas par cas, et non pas forcément secteur par secteur. Dans un secteur que l’on ne considère pas comme stratégique, il peut y avoir une pépite industrielle qui peut alimenter d’autres secteurs jugés stratégiques.

« Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? »

LVSL – Ces technologies, pour être protégées, doivent bénéficier d’une certaine forme de protectionnisme. Sommes-nous enfin prêts à assumer ce tournant ? 

A.V-G. – Le problème est que le protectionnisme est aujourd’hui connoté de manière très péjorative et que fondamentalement je ne suis pas certaine que cela soit la solution. En la matière, il faut être pragmatique et non dogmatique. Il nous faut intégrer des enjeux géopolitiques dans nos réflexions, ainsi que des aspects environnementaux. Nous savons aujourd’hui que nous ne jouons pas à armes égales avec des industriels qui sont subventionnés par leur État, voire qui sont partiellement ou totalement détenus par un État. Nous sommes face à un défi environnemental où l’on impose des normes environnementales complexes à nos entreprises qui ont investi pour y répondre quand elles ont fait l’effort de rester en France ou en Europe. Elles se retrouvent confrontées à des entreprises venant d’États où les normes sont moins contraignantes. Nous sommes donc dans une situation un peu aberrante où nous souhaitons lutter contre le réchauffement climatique en France, tout en important des productions peu vertueuses sur le plan environnemental.

En outre, on ne peut pas continuer à délocaliser notre risque. Jusqu’où est-on prêt à accepter un risque industriel pour être plus vertueux environnementalement ? Peut-on vraiment se passer de tous les biens industriels aujourd’hui ? Est-ce que l’on est prêt à se passer de son smartphone, de son ordinateur, puisque chaque objet industriel a un impact environnemental ? Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? Bien entendu, il faut également accompagner cela d’une réflexion sur la modernisation de nos sites de production, car notre parc productif est vieillissant et ne nous permet pas, dans de nombreux cas, de répondre aux nouvelles attentes des marchés et des consommateurs. Si des pays comme la Chine sont parfois peu scrupuleux sur le plan environnemental, ils ont souvent des sites bien plus modernes que la France.

LVSL – Dès lors, quels doivent être aujourd’hui les grands objectifs d’une politique industrielle conséquente et sérieuse pour l’avenir ?

A.V-G. – Premièrement, il faut moderniser l’appareil productif, beaucoup d’usines sont trop vieilles pour répondre aux nouveaux défis, à la fois de rapidité, de qualité, de personnalisation, de réduction d’utilisation de matières premières. Ensuite, il y a un objectif majeur de formation. À partir du moment où l’on va pousser les industriels à revoir leur modèle économique, notamment vers une économie de la fonctionnalité, il va potentiellement y avoir un impact sur l’emploi. Même si des outils de productions sont créés et que l’on dope le poids de l’industrie, cela ne veut pas dire qu’il y aura autant d’emplois industriels qu’auparavant. Les usines à 10 000 salariés ne renaîtront pas en France. Dès lors, la mutation de notre tissu productif oblige à former les salariés pour qu’ils puissent accompagner la modernisation des sites, acquérir de nouvelles compétences et rebondir dans le cas d’une faillite. Il faut également penser cette formation en lien avec des entreprises pour des besoins très spécifiques liés à certains secteurs. Dans ces cas-là, les formations devront être presque sur mesure car elles pourraient ne concerner que quelques salariés, mais elles sont vitales pour les entreprises qui peinent à recruter faute de compétences disponibles.

Enfin, il doit aussi y avoir une réflexion sur notre fiscalité. Aujourd’hui, on a un impôt qui est à la fois inefficace, mais qui est aussi vécu comme injuste. Plus personne ne veut payer d’impôts en France car personne ne le trouve juste. Cela est un vrai problème ! Quand on regarde les autres pays européens, nous avons des couvertures sociales certes très élevées, un modèle de société différent et très protecteur, mais à remettre à plat pour qu’il gagne en efficience et en justesse. Quand on regarde l’impôt sur les sociétés, les grands groupes bénéficient de mécanismes d’évitement fiscal, ce qui fait que les PME, qui font vivre les territoires, sont plus pénalisées. Il faut donc une réflexion autour d’une fiscalité plus vertueuse et plus juste avec pour but central de préserver le modèle social. Mais on doit donner plus de lisibilité, de transparence, de clarté, tout ce qui manque aujourd’hui. Il faut simplifier également car il existe de nombreux dispositifs qui ont un coût pour une efficacité discutable.

LVSL – La relocalisation industrielle est un enjeu politique mis en avant pour ses promesses incontestables en termes de créations d’emplois et ses enjeux de diminution de l’empreinte carbone de nos activités. Pourtant, il y a plus de trente ans désormais, les tenants des politiques de désindustrialisation ont, dans une certaine mesure, instrumentalisé l’écologie et la santé pour légitimer ce délitement. Alors, comment refonder aujourd’hui une aspiration populaire et transversale à davantage d’industries, et celles-ci impérativement « vertes  » ? Quel nouveau récit enjoliveur promouvoir ?  

A.V-G. – Nous n’avons pas le choix, il nous faut reconstruire le rêve industriel. L’industrie est au service d’un projet de société et de transformation de la société, donc il faut recréer un imaginaire autour de l’industrie, que l’on n’a plus aujourd’hui, ce qui n’est pas forcément simple. Il y a des gens qui ont une culture industrielle, qui ont envie d’industrie, mais il existe toujours un clivage dans la société entre ceux qui veulent de l’industrie et ceux qui n’en voient pas la nécessité. Un certain nombre de paradoxes subsistent : une volonté d’avoir des produits français sans payer plus cher et une volonté de relocaliser sans accepter les risques inhérents.

En outre, il faut changer le discours autour de l’industrie. Si les représentations évoluent, l’industrie a été très longtemps perçue comme « sale », « has been » et peu rémunératrices. Quand on va visiter les usines Schmidt à Sélestat, ce n’est pas « sale », ce n’est pas « has been  » et les ouvriers voient leur compétences reconnues, qualifiées. Dans ce type d’usines, il y a également de nombreux profils d’ingénieurs, notamment en informatique, en raison de l’automatisation de plus en plus poussée des lignes de production. L’automatisation des sites de production induit l’évolution de certains postes. Par exemple, dans certaines usines des opérateurs de ligne sont passés sur des postes de maintenance. Tout cela sous-entend un accompagnement des entreprises.

« L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP ou un BEP de technicien. »

Il faut arrêter de penser que l’industrie, et de manière générale les métiers artisanaux sont des voies de garage. L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP technicien ou un bac professionnel. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faille sous-estimer la pénibilité de certains postes, notamment ceux en 3X8.

Il faut réenchanter ce rêve industriel et rompre avec la critique systématique. La France a des faiblesses, mais également des atouts qu’il convient de valoriser. Il faut être fier des valeurs que l’on incarne et de la capacité que la France et l’Europe ont à incarner une troisième voie face à la Chine et aux États-Unis. La France a un modèle social reconnu et a également été à l’avant-garde dans plusieurs domaines industriels où nous avons produit de grandes innovations industrielles.

LVSL – Comment penser le développement industriel national au regard de l’échelle et des institutions européennes ? L’Union européenne est-elle une institution indépassable pour construire des projets industriels européens ambitieux ?

A.V-G. – Il faut penser la stratégie industrielle à plusieurs échelons et l’Union européenne peut être l’un d’entre eux. Il y a toujours des réglementations européennes un peu complexes. Mais l’Union européenne n’a pas toujours une action négative, même si dans son organisation actuelle elle est parfois nébuleuse. On pointe souvent du doigt les errements européens, mais on rappelle assez peu que l’Union européenne c’est également les États qui la composent. On met aussi assez rarement en avant les actions positives comme le travail effectué par la Commission européenne pour préserver l’industrie du cycle européen du dumping des entreprises chinoises.

La Commission européenne a également essayé d’être à l’avant-garde en ce qui concerne les contrôles des investissements étrangers ou encore sur la réciprocité d’accès aux marchés publics. À chaque fois, ce sont des États membres qui ont bloqué ces mesures pour des raisons différentes. La question est de savoir si au-delà de l’architecture, qui est certes critiquable, nous sommes capables ou non de raisonner à 27 pour avoir un projet industriel européen et de financer certains projets d’envergure à l’échelle européenne. Par ailleurs, il faut également questionner la position parfois peu solidaire de certains États comme les Pays-Bas et l’Allemagne qui se sont souvent opposés à certaines propositions de la Commission européenne qui auraient pu être bénéfiques à l’ensemble des industries européennes, mais moins aux industries allemandes et néerlandaises. Le modèle allemand est fondé sur les exportations, or des mesures de ce type auraient pu positionner l’Allemagne en défaut vis-à-vis de pays comme la Chine.

De surcroît, rien n’empêche des initiatives privées de s’entendre pour créer des groupes européens. Par ailleurs, les États peuvent travailler ensemble. L’Allemagne et la France l’ont fait pour « l’Airbus des batteries » afin d’implanter en France des usines capables de produire des batteries pour les véhicules électriques. Ensemble, les États européens peuvent construire une troisième voie européenne qui serait alternative à celle de la Chine et à celle des États-Unis. Néanmoins, les discussions sur le plan de relance européen ont montré qu’il était difficile d’adopter des positions communes.

LVSL – Admettons comme vous que l’échelle européenne soit une échelle d’action opportune. Pensez-vous que les mutations des positions politiques au sein de l’Union européenne puissent s’opérer suffisamment rapidement pour faire face à tous les grands défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés ? 

A V-G – Il y a un sujet de refondation d’un certain nombre de traités européens et c’est un chantier complexe sur lequel il est presque impossible de s’entendre sur des changements d’ampleur. Il faut néanmoins conserver une forme d’optimisme car cette crise a montré qu’on était parfois capable d’aller vite. Donc restons optimiste, tout en conservant une grande lucidité sur notre situation. 

 

Merci à nos amis du Vent se lève, Nicolas Vrignaud et Manon Milcent. 

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