Ce plan, annoncé depuis de nombreux mois, intègre à la fois des crédits, garanties, dotations, en réalité pour beaucoup déjà alloués, et qui pour d’autres prendront de longs mois avant d’intervenir dans l’économie.
Et tandis que
l’idée-même de planifier semblait jusqu’alors irrecevable pour Emmanuel Macron,
voici que le nouveau premier ministre Jean Castex annonce la résurrection d’un
vieil outil de prospection et d’action publique de l’après-guerre, le
Commissariat au Plan.
François Bayrou a été nommé à sa tête en tant que Haut-Commissaire mais cette annonce intervient sans réelles explications sur le contenu de la mission du Commissariat, ni sur les moyens qui lui seront alloués, ni sur les limites qu'imposera la Commission européenne...
Dès lors, assistons-t-on réellement au retour d’un État plus stratège ou bien à une simple annonce marketing d’un État sans solutions pour reconstruire industriellement et écologiquement notre pays ?
Anaïs Voy-Gillis, docteur en géographie économique de l’Institut français de géopolitique et auteur d’une thèse sur la réindustrialisation française apporte un certain nombre d’éléments de réponses…
LVSL – Dans votre récent entretien donné à Mediacités, vous parlez de l’arrivée en 2012 d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif comme le « vrai réveil » d’une conscience de l’utilité d’avoir une forte base industrielle en France. Arnaud Montebourg a alors lancé 34 plans industriels et des politiques de relocalisation dans certaines filières. Huit ans après, pour vous, ce réveil a-t-il véritablement provoqué un sursaut politique en France sur l’impératif de développement industriel ou bien le passage de ce ministre fut-il un épisode sans réelle continuité ?
Anaïs Voy-Gillis – Je dirais que la situation est nuancée. Il a été un des seuls défenseurs de l’industrie et un des rares politiques qui en a fait un élément central de son programme politique. Rares étaient les personnalités politiques que l’on entendait à ce moment-là sur la question et qui faisaient de l’industrie un élément central de leur projet politique et de leur vision de société, à part peut-être Jean-Pierre Chevènement il y a plus longtemps. Une fois qu’Arnaud Montebourg a quitté le gouvernement, et que le soufflé est retombé, plus personne n’avait envie de reproduire l’épisode de la photo avec une marinière. Pourtant, il y a quand même eu quelques mouvements entre Chevènement et Montebourg. La question de l’industrie est revenue progressivement sur le devant de la scène avec la crise financière de 2008 qui a été un premier électrochoc. Elle a questionné la dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée. S’en sont suivis les États généraux sur l’industrie en 2009, puis le rapport Gallois qui a émis un cri d’alerte. Ce rapport a provoqué une première prise de conscience qui a abouti à la mise en place du CICE.
Après
avoir remplacé Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron a simplifié la stratégie des
34 plans. Cette stratégie est passée de 34 à 10 plans industriels et a été
centrée sur l’industrie du futur. Ce n’était pas fondamentalement une mauvaise
idée car 34 plans, cela représentait certes beaucoup de moyens, mais dilués
dans différents plans donc avec un effet de levier relativement faible.
Aujourd’hui, ce qui manque encore, c’est d’avoir une vision du rôle de l’industrie
dans la société et une stratégie industrielle conséquente. Montebourg a
toujours parlé du « Made in France ». Il s’associait beaucoup à
l’image colbertiste, mais il n’a pas inséré l’industrie dans une forme de
modernité. Emmanuel Macron lui, ne semblait pas du tout convaincu par
l’industrie et son intérêt pour la société au début de son mandat. Cela s’est
traduit par un discours centré sur la start-up nation. Or, cette vision
exclut de fait une partie de la population, celle qui ne vit pas dans les métropoles,
qui ne se reconnaît pas dans ce projet de société. Ce discours a en partie
conduit à produire le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a certainement
été un électrochoc qui aura fait comprendre l’existence d’une détresse dans les
territoires. L’industrie et le développement industriel sont l’un des seuls
moyens d’y récréer de l’activité pérenne. L’industrie se développe
principalement dans les espaces périurbains et ruraux pour des questions de
place et de coûts, ainsi que tous les effets d’entraînement qui s’en suivent.
Un emploi industriel engendre la création de trois ou quatre emplois indirects.
Tout cela est facteur de dynamisme dans les territoires.
Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, a été l’une des premières à s’engager fortement auprès de l’industrie avec une volonté réelle de voir le tissu industriel français renaître. Elle avait notamment engagé le programme « Territoire d’industrie », qui peut être critiqué sur certains points, mais qui a été un premier pas. Par la suite, il y a le sommet « Choose France » qui devait précéder l’annonce du pacte productif. L’exposition des produits fabriqués en France à l’Élysée en janvier 2020 est également un événement marquant car c’était symboliquement le moyen de remettre l’industrie au sein des lieux de pouvoir.
LVSL – Justement, la
période de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 a semblé remodeler le sens
commun et renverser quelques idées dans la société sur la question
industrielle…
A.V-G. – Oui, avec la
Covid-19, nous sommes maintenant dans une situation presque inverse, avec un
discours politique porté sur la nécessité, voire l’urgence de relocaliser. Nous
avons compris en l’éprouvant que nous étions en situation de dépendance
stratégique et technologique. En plus des médicaments et produits de santé,
c’est aussi technologiquement, pour tous les services utilisés pendant le
confinement, que la France et l’Europe ont été démunies. On a utilisé Zoom,
Skype et d’autres services de visioconférence. Aucune de ces technologies n’est
européenne. La situation de dépendance est énorme.
Le
problème est qu’aujourd’hui, il est envisagé de faire passer par divers décrets
une politique de relocalisation. La réalité est que nous sommes dans un moment
où l’industrie est dans une situation très critique : nous risquons de
subir une nouvelle vague de désindustrialisation qui mènerait à faire passer
l’industrie sous la barre symbolique des 10 % de points de PIB. C’est
l’enjeu majeur avant de penser à relocaliser. La question des relocalisations
est devenue un élément central du discours du gouvernement Castex, mais sans
prendre en compte l’aspect Demande pour les produits Made in France. Les
masques sont un bon exemple. On a reproduit en France sous la pression sociale,
mais finalement, tout le monde rachète des masques jetables chinois car ils
sont moins chers que les masques français à l’achat. La question est donc de
savoir si l’on est culturellement prêts à consommer français et politiquement
prêts à favoriser la production française. Il faut aussi vraiment miser sur
l’avenir, sur les technologies de demain, etc. Faire revenir la production du
paracétamol en France, c’est important, produire les biotechnologies de demain
et conserver la production en France, cela reste l’enjeu essentiel.
« Nous
peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de
l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de
société. »
La
question de la relocalisation peut également se poser à travers les politiques
d’achat des entreprises et des acteurs publics. Chaque entreprise peut
envisager de se réapprovisionner localement pour une partie de ses achats, ce
qui serait bénéfique pour l’ensemble du tissu productif.
Malgré cela, nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société, avec toutes les questions que cela peut sous-entendre. Nous ne pourrons pas être indépendants sur l’ensemble d’une chaîne de valeurs donc il faut à la fois réfléchir sur les points de la chaîne de valeurs où nous pouvons être compétitifs et ceux dans lesquels la situation de dépendance peut nous être préjudiciable. Pour cela, il faut raisonner sur la chaîne de valeurs de bout en bout en intégrant également d’autres éléments comme l’impact environnemental. Par exemple, si l’on prend la chaîne de valeurs pour produire une éolienne (de la production des matériaux solaires au recyclage en passant par son installation), on se rend compte que l’impact environnemental pour produire une énergie dite « verte » n’est pas neutre, loin de là. De la même manière, si je raisonne en termes de souveraineté et d’indépendance, quand je veux produire des batteries électriques, j’ai besoin de composants initiaux pour lesquels nous resterons en situation de dépendance, notamment à l’égard de la Chine. Nous savons pourtant que la Chine a une capacité de chantage à l’implantation de sites. Il nous faut donc avoir une réflexion globale sur les chaînes de valeurs en intégrant non seulement des questions de coûts mais également des questions d’impacts environnementaux ou encore de risques géopolitiques.
LVSL – Selon vous, peut-on faire un lien entre les dynamiques de désindustrialisation de notre pays et les politiques de décentralisation menées par des gouvernements autant de gauche que de droite, et ayant conduit à une concurrence exacerbée des territoires (entre métropoles, entre régions, etc.) et donc à des déséquilibres ?
A.V-G. – Je n’ai pas la
réponse exacte à la question, parce que je l’ai peu étudiée. Néanmoins, il est
certain que cela a pu induire des effets négatifs, des délocalisations
infranationales, avec une situation dans laquelle les régions s’affrontent pour
attirer de nouveaux projets d’implantation de sites en gonflant les montants
d’aides publiques allouées. Cela peut créer des iniquités de plusieurs façons.
Premièrement,
l’action publique vient parfois se substituer aux obligations des entreprises.
On a vu cela avec le désamiantage de sites industriels par exemple. Certains
groupes ont quitté le pays sans désamianter leurs sites. Or, aujourd’hui, il
faut que les sites le soient pour trouver repreneur et c’est donc les pouvoirs
publics qui prennent en charge ces opérations.
D’autre
part, un comportement de « chasseur de prime » peut se développer.
C’est peut-être moins courant en France, cela a été beaucoup le cas au
Royaume-Uni dans les années 1990-2000. Au moment du tournant d’une économie de
services et de désindustrialisation, certains territoires, pour attirer les
capitaux étrangers et les usines, ont donné beaucoup d’argent public à des
industriels avec des promesses de création d’emplois en retour. Par exemple, LG
a implanté une usine en 1996 à Newport et a bénéficié pour cela de nombreuses
aides du Pays de Galles. Le montant estimé est d’environ 200 millions de
livres. En contrepartie, l’entreprise a promis d’investir 1,7 milliards de livres
sur le site et de créer 6 100 emplois directs et plusieurs milliers d’emplois
indirects. En définitive, seulement une partie de l’usine a tourné et seulement
2 000 emplois ont été créés. L’usine a totalement fermé en 2006 (après une
fermeture partielle en 2003) avec un transfert de l’ensemble de la production
vers des sites polonais et chinois. LG a remboursé 30 millions des 90 millions
de livres d’aides directes accordées par la Welsh Development Agency.
D’autres territoires ont connu des situations similaires comme le Nord-Est de
l’Angleterre avec Samsung et son usine de Stockton, où le groupe coréen
prévoyait de créer 5 000 emplois directs et où 1 600 emplois ont été finalement
créés avant que l’usine soit fermée en 2004 et que la production soit délocalisée
en Slovaquie. Ces deux groupes ont été perçus comme des chasseurs de prime, ce
qui a créé un fort ressentiment dans la population. Cela ne veut pas dire qu’il
ne faut pas mettre d’argent public sur la table pour attirer des entreprises,
mais il faut le faire avec prudence et privilégier toutes les aides ou
aménagements qui pourront bénéficier à l’ensemble du territoire :
infrastructures, formation, etc.
Cependant, je ne sais pas si la décentralisation est une cause directe de la désindustrialisation. C’est certainement plus complexe et cela exige d’étudier la manière dont un pays s’institue entre déconcentration et décentralisation et s’organise politiquement en fonction de ces critères. Le problème est qu’aujourd’hui, nous avons un État qui se veut très présent, mais un État qui ne se donne plus les moyens de son action publique – tout en ne donnant pas non plus les moyens aux régions d’avoir une action publique forte et un pouvoir économique suffisant. Cet entre-deux sclérose l’action. Il est vrai qu’avec le plan de relance, l’État semble vouloir se doter de nouveaux moyens, mais cela sera-t-il durable ? En outre, il ne faut pas oublier que ce sont les régions qui désormais pilotent le développement économique local, donc si l’État doit donner une impulsion et des moyens, c’est maintenant aux régions d’avoir un rôle opérationnel.
LVSL – Quand vous dites que l’on est dans un État relativement décentralisé, mais qui n’a plu les moyens de son action, est ce que vous attribuez cela au retrait des forces et des compétences humaines octroyées aux services déconcentrés, aux échelles territoriales, et qui autrefois, accompagnaient davantage la gouvernance des territoires ?
A.V-G. – Oui tout à
fait, mais je pense aussi et je le répète, que ce manque de moyens mis sur la
table vient du fait de l’absence de stratégie – ce qui fait que même s’il y a
une présence de l’État, l’objectif reste flou donc l’action modique est parfois
désordonnée. Il existe de nombreuses aides, mais souvent dans un système
illisible et dilué. On pourrait comparer l’État à un noble désargenté qui n’a
plus les moyens de ses ambitions. Cela crée un sentiment de frustration dans
les territoires, avec des confusions autour du rôle de l’État et des
collectivités territoriales qui embrouillent l’action publique, et peuvent
créer des vides et de vrais sentiments d’abandon. Le sentiment d’abandon est
sujet à débat, mais quelques entretiens dans certains territoires ruraux
suffisent à comprendre d’où vient ce sentiment : fermeture des bureaux de
Poste, fermeture de certaines classes, difficultés à trouver des professionnels
de santé comme les médecins et les dentistes.
« La
planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui
donne. »
LVSL – Comment le retour d’un État plus stratège, dont il est question aujourd’hui, permettrait-il d’arranger les iniquités territoriales et de résoudre ces déserts industriels et de service ? En somme, quel regard portez-vous sur le retour du Commissariat général au Plan qui vient d’être annoncé, et plus globalement sur le débat sur la planification en France ?
A.V-G. – Je suis peu
convaincue par le retour du Commissariat général au Plan. On se croirait
revenus à l’époque gaullo-pompidolienne que certains aimeraient faire revivre.
Le Commissariat général au Plan peut avoir un intérêt s’il donne une stabilité
et une continuité aux choix politiques afin de décorréler le temps de la
politique publique du temps politique électoral. Cela peut donner une stabilité
et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas
changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut
également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain.
En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements
se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces
évolutions rapides.
Maintenant,
je ne suis pas convaincue que cela soit le bon outil pour autant. J’ai peur
qu’on veuille revivre une ère qui est aujourd’hui révolue, et que l’on ne se
dote pas d’outils d’avenir, des outils de prospection. Nous sommes dans une
nouvelle période, l’ère dans laquelle on se trouvait avant, celle de la
surconsommation et de la croissance, est révolue.
Autrement
dit, il a été un outil très efficace dans les années 50 à 70, sur des temps
très longs avec des plans pensés sur la durée, à une époque où la
mondialisation et le cadre européen n’étaient pas ce qu’ils sont, où les
contraintes et le temps industriels n’étaient pas les mêmes. Cela peut fonctionner
dans certains domaines, comme l’aéronautique, parce que le cycle
d’investissement s’étale sur 30 ou 40 ans. Une entreprise peut revoir ses
décisions quasi instantanément, alors que l’État prend une décision par an au
moment de sa politique budgétaire. Le risque avec ce type d’outils, c’est de se
mettre dans des temporalités longues, qui peuvent être nécessaires à certains
égards, notamment sur des technologies d’avenir comme les nanotechnologies, les
biotechnologies, pour lesquelles on a besoin de politique d’investissement sur
des temps longs. Je ne pense pas que le Plan soit imaginé de cette façon et la
planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne.
On peut également discuter du choix de nommer François Bayrou à la tête du
Haut-Commissariat au Plan.
LVSL – Finalement, vous
êtes critique sur le Plan car vous redoutez qu’il ne soit qu’une annonce sans
réels changements profonds dans l’action publique, mais vous n’êtes pas
nécessairement opposée à des formes de planification ?
A.V-G. – Ce qui me rend
sceptique c’est le sentiment d’un « retour vers le passé » qui
pourrait se faire au détriment des territoires. Attendons de voir ce que cela
donne. Même si on a une stratégie sur le long terme, il faut être capable de se
requestionner, de se réadapter au regard des évolutions des environnements,
sinon on va dans le mur.
LVSL – Vous avez émis
la proposition de l’instauration d’un « fonds souverain dédié aux
technologies stratégiques pour les développer ou empêcher qu’elles ne soient
rachetées ». D’abord, comment cibler les secteurs dits stratégiques, quels
types d’aides leur apporter et d’autre part, quels moyens solides mettre en
œuvre pour empêcher leur rachat ? Ne serait-ce pas là encore un simple
instrument qui souffrirait de l’absence d’une stratégie politique plus
globale ?
A.V-G. – Encore une
fois, la première question à se poser est quel est le projet de société, et
quelle société nous voulons. De là découlent un certain nombre de priorités
puis de politiques publiques. L’industrie doit être un pilier.
Réindustrialiser, oui, mais pourquoi, comment et pour défendre quels
intérêts ? Nous pouvons réindustrialiser avec des entreprises très
polluantes ou bien nous pouvons faire le choix de réindustrialiser pour un objectif
de transition énergétique, pour répondre aux nouveaux défis qui nous attendent
et assurer notre indépendance à l’avenir. Nous avons donc besoin de cette
vision stratégique, que sous-entend sur la question du fonds souverain.
Par
technologie stratégie ou d’avenir, il faut entendre les technologies innovantes
sur lesquelles la France a un avantage concurrentiel, les technologies qui nous
permettent d’assurer notre indépendance, en particulier dans les domaines de la
défense. Dans ce sens, on peut s’inspirer des travaux qui ont été réalisés
autour du concept de base industrielle et technologique de défense (BITD). On a
assisté à de nombreux rachats d’entreprises dont les technologies pouvaient
être stratégiques et qui auraient pu être pertinentes à préserver. En outre, il
faut également étendre notre réflexion aux risques qui peuvent être inhérents à
la vente d’une entreprise qui réalise des composants.
La
question de l’aspect stratégique doit donc se regarder au cas par cas, et non
pas forcément secteur par secteur. Dans un secteur que l’on ne considère pas
comme stratégique, il peut y avoir une pépite industrielle qui peut alimenter
d’autres secteurs jugés stratégiques.
« Si
nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce
que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de
consommation courants ? »
LVSL – Ces technologies,
pour être protégées, doivent bénéficier d’une certaine forme de
protectionnisme. Sommes-nous enfin prêts à assumer ce tournant ?
A.V-G. – Le problème est
que le protectionnisme est aujourd’hui connoté de manière très péjorative et
que fondamentalement je ne suis pas certaine que cela soit la solution. En la
matière, il faut être pragmatique et non dogmatique. Il nous faut intégrer des
enjeux géopolitiques dans nos réflexions, ainsi que des aspects
environnementaux. Nous savons aujourd’hui que nous ne jouons pas à armes égales
avec des industriels qui sont subventionnés par leur État, voire qui sont
partiellement ou totalement détenus par un État. Nous sommes face à un défi
environnemental où l’on impose des normes environnementales complexes à nos
entreprises qui ont investi pour y répondre quand elles ont fait l’effort de
rester en France ou en Europe. Elles se retrouvent confrontées à des entreprises
venant d’États où les normes sont moins contraignantes. Nous sommes donc dans
une situation un peu aberrante où nous souhaitons lutter contre le
réchauffement climatique en France, tout en important des productions peu
vertueuses sur le plan environnemental.
En
outre, on ne peut pas continuer à délocaliser notre risque. Jusqu’où est-on
prêt à accepter un risque industriel pour être plus vertueux
environnementalement ? Peut-on vraiment se passer de tous les biens
industriels aujourd’hui ? Est-ce que l’on est prêt à se passer de son
smartphone, de son ordinateur, puisque chaque objet industriel a un impact
environnemental ? Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque
environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux
objets et produits de consommation courants ? Bien entendu, il faut
également accompagner cela d’une réflexion sur la modernisation de nos sites de
production, car notre parc productif est vieillissant et ne nous permet pas,
dans de nombreux cas, de répondre aux nouvelles attentes des marchés et des
consommateurs. Si des pays comme la Chine sont parfois peu scrupuleux sur le
plan environnemental, ils ont souvent des sites bien plus modernes que la
France.
LVSL – Dès lors, quels
doivent être aujourd’hui les grands objectifs d’une politique industrielle
conséquente et sérieuse pour l’avenir ?
A.V-G. – Premièrement,
il faut moderniser l’appareil productif, beaucoup d’usines sont trop vieilles
pour répondre aux nouveaux défis, à la fois de rapidité, de qualité, de
personnalisation, de réduction d’utilisation de matières premières. Ensuite, il
y a un objectif majeur de formation. À partir du moment où l’on va pousser les
industriels à revoir leur modèle économique, notamment vers une économie de la
fonctionnalité, il va potentiellement y avoir un impact sur l’emploi. Même si
des outils de productions sont créés et que l’on dope le poids de l’industrie,
cela ne veut pas dire qu’il y aura autant d’emplois industriels qu’auparavant.
Les usines à 10 000 salariés ne renaîtront pas en France. Dès lors, la mutation
de notre tissu productif oblige à former les salariés pour qu’ils puissent
accompagner la modernisation des sites, acquérir de nouvelles compétences et
rebondir dans le cas d’une faillite. Il faut également penser cette formation
en lien avec des entreprises pour des besoins très spécifiques liés à certains
secteurs. Dans ces cas-là, les formations devront être presque sur mesure car
elles pourraient ne concerner que quelques salariés, mais elles sont vitales
pour les entreprises qui peinent à recruter faute de compétences disponibles.
Enfin,
il doit aussi y avoir une réflexion sur notre fiscalité. Aujourd’hui, on a un
impôt qui est à la fois inefficace, mais qui est aussi vécu comme injuste. Plus
personne ne veut payer d’impôts en France car personne ne le trouve juste. Cela
est un vrai problème ! Quand on regarde les autres pays européens, nous
avons des couvertures sociales certes très élevées, un modèle de société
différent et très protecteur, mais à remettre à plat pour qu’il gagne en
efficience et en justesse. Quand on regarde l’impôt sur les sociétés, les
grands groupes bénéficient de mécanismes d’évitement fiscal, ce qui fait que
les PME, qui font vivre les territoires, sont plus pénalisées. Il faut donc une
réflexion autour d’une fiscalité plus vertueuse et plus juste avec pour but
central de préserver le modèle social. Mais on doit donner plus de lisibilité,
de transparence, de clarté, tout ce qui manque aujourd’hui. Il faut simplifier
également car il existe de nombreux dispositifs qui ont un coût pour une
efficacité discutable.
LVSL – La relocalisation
industrielle est un enjeu politique mis en avant pour ses promesses
incontestables en termes de créations d’emplois et ses enjeux de diminution de
l’empreinte carbone de nos activités. Pourtant, il y a plus de trente ans
désormais, les tenants des politiques de désindustrialisation ont, dans une
certaine mesure, instrumentalisé l’écologie et la santé pour légitimer ce
délitement. Alors, comment refonder aujourd’hui une aspiration populaire et
transversale à davantage d’industries, et celles-ci impérativement
« vertes » ? Quel nouveau récit enjoliveur
promouvoir ?
A.V-G. – Nous n’avons
pas le choix, il nous faut reconstruire le rêve industriel. L’industrie est au
service d’un projet de société et de transformation de la société, donc il faut
recréer un imaginaire autour de l’industrie, que l’on n’a plus aujourd’hui, ce
qui n’est pas forcément simple. Il y a des gens qui ont une culture
industrielle, qui ont envie d’industrie, mais il existe toujours un clivage
dans la société entre ceux qui veulent de l’industrie et ceux qui n’en voient
pas la nécessité. Un certain nombre de paradoxes subsistent : une volonté
d’avoir des produits français sans payer plus cher et une volonté de
relocaliser sans accepter les risques inhérents.
En
outre, il faut changer le discours autour de l’industrie. Si les
représentations évoluent, l’industrie a été très longtemps perçue comme
« sale », « has been » et peu rémunératrices. Quand on va
visiter les usines Schmidt à Sélestat, ce n’est pas « sale », ce
n’est pas « has been » et les ouvriers voient leur compétences
reconnues, qualifiées. Dans ce type d’usines, il y a également de nombreux
profils d’ingénieurs, notamment en informatique, en raison de l’automatisation
de plus en plus poussée des lignes de production. L’automatisation des sites de
production induit l’évolution de certains postes. Par exemple, dans certaines
usines des opérateurs de ligne sont passés sur des postes de maintenance. Tout
cela sous-entend un accompagnement des entreprises.
« L’industrie
aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école,
qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP ou un BEP de technicien. »
Il
faut arrêter de penser que l’industrie, et de manière générale les métiers
artisanaux sont des voies de garage. L’industrie aura de nouveau sa place en
France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce
qu’il fait un CAP technicien ou un bac professionnel. Ce qui ne veut pas dire
non plus qu’il faille sous-estimer la pénibilité de certains postes, notamment
ceux en 3X8.
Il
faut réenchanter ce rêve industriel et rompre avec la critique systématique. La
France a des faiblesses, mais également des atouts qu’il convient de valoriser.
Il faut être fier des valeurs que l’on incarne et de la capacité que la France
et l’Europe ont à incarner une troisième voie face à la Chine et aux
États-Unis. La France a un modèle social reconnu et a également été à
l’avant-garde dans plusieurs domaines industriels où nous avons produit de
grandes innovations industrielles.
LVSL – Comment penser le
développement industriel national au regard de l’échelle et des institutions
européennes ? L’Union européenne est-elle une institution indépassable
pour construire des projets industriels européens ambitieux ?
A.V-G. – Il faut penser
la stratégie industrielle à plusieurs échelons et l’Union européenne peut être
l’un d’entre eux. Il y a toujours des réglementations européennes un peu
complexes. Mais l’Union européenne n’a pas toujours une action négative, même si
dans son organisation actuelle elle est parfois nébuleuse. On pointe souvent du
doigt les errements européens, mais on rappelle assez peu que l’Union
européenne c’est également les États qui la composent. On met aussi assez
rarement en avant les actions positives comme le travail effectué par la
Commission européenne pour préserver l’industrie du cycle européen
du dumping des entreprises chinoises.
La
Commission européenne a également essayé d’être à l’avant-garde en ce qui
concerne les contrôles des investissements étrangers ou encore sur la
réciprocité d’accès aux marchés publics. À chaque fois, ce sont des États
membres qui ont bloqué ces mesures pour des raisons différentes. La question
est de savoir si au-delà de l’architecture, qui est certes critiquable, nous
sommes capables ou non de raisonner à 27 pour avoir un projet industriel
européen et de financer certains projets d’envergure à l’échelle européenne.
Par ailleurs, il faut également questionner la position parfois peu solidaire
de certains États comme les Pays-Bas et l’Allemagne qui se sont souvent opposés
à certaines propositions de la Commission européenne qui auraient pu être
bénéfiques à l’ensemble des industries européennes, mais moins aux industries
allemandes et néerlandaises. Le modèle allemand est fondé sur les exportations,
or des mesures de ce type auraient pu positionner l’Allemagne en défaut
vis-à-vis de pays comme la Chine.
De
surcroît, rien n’empêche des initiatives privées de s’entendre pour créer des
groupes européens. Par ailleurs, les États peuvent travailler ensemble.
L’Allemagne et la France l’ont fait pour « l’Airbus des batteries »
afin d’implanter en France des usines capables de produire des batteries pour
les véhicules électriques. Ensemble, les États européens peuvent construire une
troisième voie européenne qui serait alternative à celle de la Chine et à celle
des États-Unis. Néanmoins, les discussions sur le plan de relance européen ont
montré qu’il était difficile d’adopter des positions communes.
LVSL – Admettons comme vous
que l’échelle européenne soit une échelle d’action opportune. Pensez-vous que
les mutations des positions politiques au sein de l’Union européenne puissent
s’opérer suffisamment rapidement pour faire face à tous les grands défis
sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés ?
A V-G – Il y a un sujet de refondation d’un certain nombre de traités européens et c’est un chantier complexe sur lequel il est presque impossible de s’entendre sur des changements d’ampleur. Il faut néanmoins conserver une forme d’optimisme car cette crise a montré qu’on était parfois capable d’aller vite. Donc restons optimiste, tout en conservant une grande lucidité sur notre situation.
Merci
à nos amis du Vent se lève, Nicolas Vrignaud et Manon Milcent.
Photo Creative Commons
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