Dans une tribune libre parue dans L’Obs., Pierre Jourde, écrivain, professeur d’université et critique littéraire, analyse le dur combat pour instaurer la laïcité en France, notamment après les derniers attentats horribles que le pays a connu.
Empêcher les religions d'imposer leur vérité, leur pouvoir de torturer et de tuer pour blasphème, faire en sorte que toutes les religions aient les mêmes droits, sans rien imposer dans l’espace public, c’est cela la laïcité...
Chers concitoyens musulmans,
Ne
nous voilons pas la face : il y a un problème. Tant de morts, tant de souffrances
pour de simples caricatures. Comment en est-on arrivés là ?
A la fin du Moyen-Âge, tous les pays chrétiens et musulmans vivaient sous le même régime d’intolérance. Un simple soupçon de blasphème ou d’impiété pouvait vous mener à l’échafaud. Les gens des autres religions ne disposaient pas des mêmes droits et étaient à peine tolérés. On peut même dire que les pays musulmans, l’empire ottoman en particulier, étaient un peu plus tolérants envers les juifs et les chrétiens que les pays chrétiens ne l’étaient envers les juifs et les musulmans.
Et puis, en Europe, il s’est passé deux phénomènes, étroitement liés, qui ont
fait la société où nous vivons aujourd’hui, la France, et plus généralement les
pays occidentaux : la naissance de l’esprit scientifique et la philosophie des
lumières. Cela a mis quatre siècles pour aboutir, du XVIe siècle au début du
XXe siècle, le travail a été long, douloureux et sanglant. Au bout de ce
travail, il y a, entre autres, le droit au blasphème.
L’esprit
scientifique a cherché à expliquer rationnellement le monde, par l’observation
et la logique, sans s’en tenir aux vérités religieuses. Il a d’abord fallu
faire admettre aux autorités chrétiennes que la terre tournait sur elle-même et
autour du soleil. Galilée a été obligé par l’Eglise de renoncer à ses
découvertes. Au XIXe siècle encore, les découvertes de Darwin étaient refusées
au nom de la Bible. Mais l’esprit scientifique a fini par s’imposer. Grâce à
lui, on en sait plus aujourd’hui sur l’univers, l’homme et la nature. Mais il a
aussi permis l’essor technique : si vous avez un téléphone portable, la
télévision, une voiture, la lumière électrique, si vous prenez l’avion, le
train, si vous pouvez vous faire vacciner, passer une radio, c’est grâce au
développement de l’esprit scientifique tel qu’il s’est développé en Europe, et
qui a dû lutter des siècles contre la religion et ses soi-disant vérités
révélées.
L’esprit
des lumières s’est opposé aux persécutions religieuses, au fanatisme religieux,
à la superstition. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter Calas,
condamné à l’atroce supplice de la roue, parce qu’il était protestant et qu’on
le soupçonnait d’avoir tué son fils parce qu’il voulait se convertir au
catholicisme. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter le Chevalier de la
Barre. Ce garçon de vingt ans est torturé et décapité pour blasphème. On
lui cloue sur le corps un exemplaire du Dictionnaire philosophique de
Voltaire et on le brûle.
La
Révolution française, puis les lois de la laïcité, qui s’imposent à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe siècle, vont dans le même sens : empêcher la
religion catholique, qui est pourtant celle de l’immense majorité des Français,
d’imposer sa vérité, son pouvoir, de torturer et de tuer pour impiété ou pour
blasphème, et faire en sorte que toutes les religions aient les mêmes
droits, sans rien imposer dans l’espace public. Car c’est cela, la laïcité.
Mais
le catholicisme n’a pas abandonné si facilement la partie, même après avoir
perdu le pouvoir, il voulait encore régner sur les esprits, censurer la libre
expression, imposer des visions rétrogrades de l’homme et, surtout, de la
femme. En 1880, puis encore en 1902, il a fallu expulser de France tous
les ordres religieux catholiques qui refusaient de se plier aux lois de la
république. Pas quelques imams : des milliers de moines et de religieuses. Ça
ne s’est pas passé sans résistance et sans violences.
La
critique, la satire, la moquerie, le blasphème ont été les moyens utilisés pour
libérer la France de l’emprise religieuse. Tant que la religion était religion
d’état, ceux qui le faisaient risquaient leur vie. Puis l’Eglise catholique a
fini par accepter d’être moquée et caricaturée. Elle a accepté les lois de la
démocratie. Les caricatures et les blasphèmes étaient infiniment plus durs et
plus violents que les caricatures assez sages de Mahomet, chez les ancêtres
de Charlie Hebdo, qui s’appelaient par exemple L’Assiette au beurre,
et plus récemment, il y a une cinquantaine d’années, Hara-Kiri, et de
nos jours dans Charlie Hebdo, beaucoup plus durs avec le Christ qu’avec
Mahomet. Imaginez qu’un artiste comme Félicien Rops représentait le Christ
nu, en croix, en érection, avec un visage de démon ! Et Hara-Kiri la
sainte vierge heureuse d’avoir avorté ! Personne ne les a assassinés. Au contraire,
en 2015, une revue catholique a publié des caricatures du Christ
par Charlie Hebdo ! Pour montrer qu’ils étaient capables de les
accepter.
Si
vous êtes libres de pratiquer votre religion en France, si vous avez les mêmes
droits que les chrétiens, c’est grâce au blasphème, qui a empêché une religion
d’imposer sa loi. Les musulmans sont redevables de leur liberté aux
blasphémateurs.
Beaucoup
de gens aujourd’hui refusent l’idée de blasphème, pas seulement les musulmans.
Il faudrait « respecter » les religions. Mais c’est justement parce
qu’on ne les a pas respectées que nous sommes libérés de l’emprise religieuse,
et que nous vivons en démocratie, dans un pays où toutes les religions sont
acceptées. Charlie Hebdo ne va pas trop loin, Charlie
Hebdo fait avec courage son travail de journal satirique, qui s’en prend à
tout le monde, sans distinction de religion ou d’origine, parce qu’en
démocratie on a le droit de se moquer de tout et de tout le monde. Sachez
que Charlie Hebdo, qui est plutôt classable à l’extrême gauche, s’en est
pris au racisme, à l’extrême droite, au christianisme, aux hommes politiques de
tous bords. Et à l’islam, donc, à égalité avec les autres. Pourquoi
auraient-ils dû faire une exception uniquement pour l’islam ?
En
France, on peut critiquer avec virulence tout le monde, les partis politiques,
les institutions, les hommes politiques, les artistes, etc. Faut-il faire une
exception pour les religions ?
En
France, on peut moquer le catholicisme, le judaïsme, le bouddhisme, sans
risquer sa vie. Pourquoi ne peut-on moquer l’islam sans risquer sa vie ?
L’islam serait-il une exception ?
L’islam
peut être critiqué et moqué, comme toutes les autres religions, comme toutes
les croyances, comme toutes les opinions, car en démocratie, une religion est
une opinion, elle n’est pas sacrée. Si vous n’admettez pas cela, alors vous
n’admettez pas la démocratie. Cela signifie que vous souhaitez vivre dans une
société sans liberté d’expression, où on ne critiquera plus rien ni personne,
dans une société sans blasphème, où la religion dictera aux gens leur manière
de vivre, les limites de leur comportement et de leur parole. C’était la France
au Moyen-Âge. C’est l’Arabie saoudite aujourd’hui.
L’islam
est critiquable justement parce qu’il a encore du mal à accepter la liberté
d’expression et la liberté des femmes. Connaissez-vous des massacres et des
attentats de même ampleur, partout dans le monde, au nom du christianisme ?
L’islam est la seule religion aujourd’hui au nom de laquelle on tue des
centaines d’innocents partout dans le monde. Combien de massacres en France,
l’Hyper Cacher, Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice, les petits enfants juifs
tués par Mohammed Merah, le professeur de Conflans, et bien d’autres encore ?
Combien d’attentats aux Etats-Unis, en Espagne, en Angleterre, en Belgique,
tous aux cris de « Allah est grand » ? Et les organisations
totalitaires islamiques, comme Daech, Al Qaïda, les Tribunaux islamiques
somaliens ou les Talibans, qui lapident, décapitent et crucifient au nom d’Allah
les chrétiens, les musulmans chiites, les juifs, les zaïdites, les homosexuels,
les femmes adultères et les blasphémateurs ? Et dans combien de pays islamiques
les autres religions sont-elles persécutées, les femmes considérées comme
mineures, des jeunes gens exécutés pour n’avoir pas respecté la religion?
Ces
pays et ces gens ont manqué la révolution scientifique et l’esprit des
lumières. Ils ont manqué de blasphème !
Critiquer
l’islam n’est pas de l’« islamophobie », maladie imaginaire créée
pour empêcher justement toute critique, encore moins du racisme, qui n’a rien à
voir. Est-ce que critiquer l’extrême droite est de l’extrême-droitophobie ?
Est-ce que critiquer le capitalisme est de la capitalistophobie ? Est-ce que
critiquer le catholicisme est de la catholicismophobie ?
Critiquer
l’islam, c’est le mettre sur le même plan que toutes les autres religions et
opinions. C’est donc le respecter. Ne pas le critiquer, c’est penser qu’il est
incompatible avec la démocratie, comme on préserve la sensibilité d’un petit
enfant qui ne peut pas endurer la même chose que les adultes.
Les
caricatures de Charlie Hebdo, celles des journaux danois, attaquaient
l’islam justement sur le sujet de la violence et de l’intolérance. Et c’est
bien un problème, ne le pensez-vous pas ? Les réactions violentes ont montré
qu’ils avaient raison ! Les assassins de Charlie Hebdo démontrent
qu’ils avaient raison, qu’il y a là un problème. Le jour où l’islam acceptera
de se confronter à ses problèmes au lieu de tout renvoyer à l’islamophobie, le
jour où il acceptera de rire de lui-même, et de prendre la moquerie avec une
indulgence souriante, il montrera qu’il est compatible avec la démocratie,
capable d’autocritique, comme l’a été le catholicisme. Ce jour-là, une simple
petite caricature ne donnera plus lieu à des massacres.
Je souhaite vivement, je ne sais par quel canal, être entendu de vous, surtout ceux que choquent les caricatures. Qu’ils comprennent enfin que c’est la loi démocratique, que c’est au prix de cette insolence qui réveille les esprits qu’on peut réfléchir, se remettre en question et avancer. Et si les religions avaient enfin de l’humour ? Si la Grande Mosquée de Paris organisait une expo Charlie Hebdo ? On peut rêver…
Pierre
Jourde
Photo Creative Commons
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