Ensemble, ils regardaient les riches pour comprendre le monde…
Michel Pinçon* avait accordé un entretien au journal L’Humanité en 2010 qui prenait pour point de départ les retraites dorées des patrons du CAC40 pour s'élargir aux modes d'emploi de cet argent.
Question : Entre sa retraite de et
ses revenus de PDG d'EDF, Henri Proglio touchera 2,6 millions d'euros par an.
Il n'est pas le seul. Ces dernières années les « salaires » des patrons se sont
envolés. Que font-ils de tels revenus ?
Michel Pinçon. Ces
sommes sont démentielles mais ce ne sont que des revenus d'activité. Or ces
patrons ont aussi des stock-options et du patrimoine de rapport. Bernard
Arnault, par exemple, est PDG du groupe LVMH mais il en est aussi propriétaire
et à ce titre il perçoit des dividendes. Il a aussi des revenus de placements
qui peuvent être mobiliers (actions) et immobiliers. Au total c'est vraiment
faramineux. Une partie de ces revenus est investie dans de nouveaux placements
financiers ou immobiliers pour améliorer non pas le niveau de vie mais la
taille du patrimoine. Une autre va à des pratiques extrêmement dispendieuses, à
la limite du patrimoine de rapport et du patrimoine de jouissance. Je pense aux
deux musées d'art contemporain que François Pinault, ancien PDG du groupe
Pinault-Printemps-La Redoute, a créés à Venise. Ils sont de niveau
international avec des œuvres de très grande valeur et ont, l'un et l'autre, la
taille du musée d'Art moderne de la ville de Paris. François Pinault a aussi
acheté un château du XVIIe siècle, La Mormaire, en bordure de la forêt de
Rambouillet, qu'il a restauré.
Dans
le parc on trouve des statues monumentales, dont une de Picasso, une
installation de Richard Serra qui exposait au Grand Palais, il y a peu de
temps. De son côté, le groupe LVMH contrôlé par Bernard Arnault (comment faire
la part entre ce qui appartient au groupe et ce qui appartient à son
propriétaire ?) a acheté Château-Yquem dans le vignoble bordelais. Bernard
Arnault y a marié sa fille. On pourrait multiplier les exemples. C'est ce que
nous appelons, en nous inspirant de Pierre Bourdieu, le capital symbolique.
Yquem, les grands vins... c'est la culture française, l'ancienneté, la
tradition, le prestige.
Q. : Et pour avoir vraiment du
pouvoir, il faut avoir du prestige ?
M. P. : Cette
richesse difficile à acquérir assoit le pouvoir sur une dimension symbolique.
Un portefeuille d'actions ne donne pas une légitimité sociale. Château-Yquem ou
des musées d'art contemporain ont une valeur monétaire, mais donnent surtout un
certain label. Arnault, lui aussi, s'est lancé dans la création d'une fondation
consacrée à l'art au Jardin d'acclimatation, dans le bois de Boulogne. Pourquoi
investir dans des entreprises de ce type ? Ils gagnent de l'argent, bien sûr,
et cela leur permet d'intervenir au cœur du marché de l'art. Ils se donnent
aussi un statut de mécènes, montrent leur intérêt pour la culture. C'est une
valorisation symbolique de leur personne.
Q. : Cet argent procure aussi un
confort quotidien hors du commun...
M. P. : Il
n'est pas nécessaire d'atteindre ces niveaux de revenus pour être dégagés des
soucis du quotidien. C'est déjà le cas, par exemple, du directeur financier
d'une grande entreprise qui peut se décharger sur du personnel spécialisé de
tous les problèmes domestiques, qui peut envoyer ses enfants pendant un an dans
un collège anglais. Lorsque le niveau de revenus est encore supérieur existent
des « family offices ». Des organismes qui sont souvent liés à des services de
gestion des grandes fortunes greffés sur des banques d'affaires. Ils prennent
en charge tous les aspects de la vie quotidienne des familles très riches,
depuis les problèmes les plus courants jusqu'à l'organisation d'un séjour au
festival de Bayreuth ou la réservation au dernier moment d'une place dans un
avion pour New York. Car les déplacements sont fréquents et la pluri-territorialité
est systématique. C'est frappant en consultant le Bottin mondain. Ces personnes
ont généralement une adresse parisienne, une autre dans un lieu de villégiature
en province, une autre encore à l'étranger. Dans toutes ces résidences des
gardiens assurent la sécurité, le fonctionnement, l'entretien de façon
permanente. Dans un livre, l'Esprit en fête, un titre révélateur de leur
état... d'esprit, Michel David-Weill, l'un des dirigeants de la banque Lazard,
confie qu'il aime beaucoup toutes ses résidences et il ajoute qu'elles sont
magnifiquement décorées. Amateur d'art, il préside d'ailleurs une commission
chargée des achats pour les musées nationaux.
Q. : On revient encore à l'art...
M. P. : Être
un mécène des arts, appartenir à des institutions culturelles, avoir son nom
gravé dans le marbre de musées, au Louvre par exemple... c'est comme cela qu'on
n'est pas Bernard Tapie.
Q. : Cet argent donne une sensation
de puissance ?
M. P. : Il
procure, en supprimant tous les problèmes matériels, une sérénité évidente.
Mais il est une autre forme de sérénité plus cachée qui vient du fait de
pouvoir acquérir ce qu'avec Monique Pinçon-Charlot nous avons appelé « une
immortalité symbolique ». Pinault a un fils qui a pris sa suite, Arnault a ses
enfants déjà dans le circuit, Bouygues, Lagardère sont des fortunes récentes
mais dont la succession est déjà assurée. Lorsqu'on est dans cet univers, au
bout d'une ou deux générations, on a des ancêtres et des héritiers, on est le
moment de quelque chose qui vous dépasse. L'ouvrier ou l'enseignant ont leur
vie, un père et une mère. Mais ils sont seuls à entretenir leur mémoire alors
que la société garde la mémoire des Rothschild ou des David-Weill, des grandes
dynasties industrielles. Il y a quelques années, les Wendel ont fêté le
tricentenaire de la fondation de leur première usine métallurgique en Lorraine.
Ils avaient à cette occasion loué le musée d'Orsay pour une soirée. Ernest-Antoine
Seillière dont la mère était une Wendel a fait un discours. Tous les membres du
holding qui gère les biens des Wendel étaient là : au moins 800 personnes
figurent sur la photo prise dans le grand hall du musée. Dans ces familles, on
a le sentiment de sortir de l'ordinaire, on se le dit, et cela donne une
certaine assurance. D'ailleurs leurs résidences sont souvent dans des bâtiments
classés aux Monuments historiques, des hôtels particuliers dans Paris avec des
oeuvres d'art, des meubles de valeur, des bibliothèques. La différence est
évidente avec ceux qui sont nés et ont vécu dans des HLM que l'on fait imploser
parce qu'ils n'ont aucune valeur. D'un côté c'est la mobilité forcée, la
précarité et l'enfance qui disparaît dans un nuage de poussière, de l'autre
c'est une certaine longueur de l'existence avec la maison qui reste dans la
famille et l'inscription dans cette immortalité symbolique, certes très
fallacieuse mais psychologiquement apaisante.
Q. : Henri Proglio a négocié son
salaire 45 % au-dessus de celui de son prédécesseur. Comment n'a-t-on pas dans
cette situation un sentiment d'indécence ?
M. P. : Peut-être par tout ce que l'on vient de dire et la certitude d'être le
meilleur. Proglio est dans un univers où il se sent autorisé à demander
toujours plus parce que c'est lui qui décide, il a le sentiment d'avoir
beaucoup fait pour l'entreprise. Il y a là une forme d'hypernarcissisme
entretenue par la difficulté réelle du monde des affaires, un monde où il y a
de la bagarre, où ceux qui gagnent s'adjugent tout ce que les vainqueurs
peuvent souhaiter. C'est aussi un effet idéologique de la pensée unique qui
veut que le marché soit le seul régulateur de la vie économique. La logique du
plus fort gagne s'impose. Et il n'y a pas de limite.
(*) Auteur avec Monique Pinçon-Charlot du
livre les Ghettos du Gotha, comment la bourgeoisie défend ses espaces. Editions
du Seuil, 2007, 293 pages.
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